Un merveilleux souvenir, Marc Pautrel (par Philippe Chauché)
Un merveilleux souvenir, Marc Pautrel, Gallimard, Coll. L’Infini, février 2023, 88 pages, 12 €
Ecrivain(s): Marc Pautrel« J’ai la chance de travailler avec l’un des plus grands romanciers vivants, tout à la fois auteur et éditeur depuis soixante-ans, un cas unique dans l’histoire littéraire, d’ailleurs célébrissime, et un homme de si précieux conseils pour moi depuis une quinzaine d’années que nous nous connaissons ».
« J’ai comme perdu ma sœur. Je ne sais pas si je la reverrai un jour. Je l’espère, mais je n’y crois pas vraiment. Trop de petits drames de l’enfance handicapent les adultes. J’ai été sauvé par miracle, enlevé par les phrases et protégé par elles, celles des autres puis les miennes. Elle, elle a dû se battre dix fois plus, et contre des dangers bien plus grands ».
Un merveilleux souvenir est publié par Philippe Sollers, dont le nom n’est jamais nommé dans ce merveilleux petit roman, mais dont la présence l’irrigue. Il accompagne l’écrivain depuis bien longtemps dans L’Infini, la Collection qu’il dirige avec toute la finesse d’un capitaine de corvette et d’un grand lecteur de la haute mer, depuis L’homme pacifique en 2009 – C’est un homme qui parle sans arrêt, et sans doute même parle-t-il tout seul chez lui. Mais il ne veut pas seulement parler, il veut raconter des histoires –, en passant par Un voyage humain, Polaire ou encore Le peuple de Manet, son petit livre sur Ozu (1), jusqu’à ce très vif roman familial où un drame ancien rôde et nous échappe.
Un drame qui ne sera jamais dit, jamais raconté, jamais romancé ; son éditeur protecteur, y voyant un risque majeur pour l’auteur et l’éditeur, le risque d’un procès et d’une condamnation, pour « injure », « diffamation » ou « atteinte à la vie privée ». Marc Pautrel racontera cette histoire de famille, de ses grands-parents, de sa sœur, de ses nièces, en faisant disparaître les profondes raisons de la séparation d’avec sa sœur, de l’absence de ses nièces, en gommant le Mal qui est secrètement au travail dans cette histoire. Libre à nous de l’imaginer, d’écrire entre les lignes du roman, celui qui est resté à quai. Ce qui s’offre à nous c’est le bonheur, la trace heureuse des souvenirs merveilleux, d’instants partagés avec la sœur du narrateur, instants paisibles dans la maison qui va elle aussi disparaître, emportée par la sauvagerie du temps. Les familles perdent souvent leur raison quand elles perdent leur maison – Une maison, c’est important, c’est comme un second corps entourant son propre corps. Merveilleux souvenirs également d’instants d’heureuses complicités partagées avec les nièces du narrateur, et instants miraculeux offerts par ses grands-parents, et puis la dégradation des corps vieillissants, l’éloignement, la chute, et les cicatrices qui ne refermeront jamais.
« C’est ainsi que les choses se sont passées, en quelque sorte, le bulldozer avançait contre toutes les personnes qui étaient reliées à moi par les liens du sang, et contre toutes les choses qui leur appartenaient, et ce bulldozer écrasait tout, écartait le moindre obstacle, les pierres, les arbres, les remblais de terre, les personnes, la joie ».
Marc Pautrel est un écrivain bien singulier, qui ne se laisse aller à aucun relâchement littéraire, à aucune manœuvre nombriliste et racoleuse, mais qui œuvre en musicien, en compositeur, c’est-à-dire en romancier (2). Un écrivain qui pèse chaque phrase, chaque accord, chaque mot, chaque note, qui croit à l’œuvre claire, à la ligne juste affûtée comme une lame d’acier de Tolède, au muscle fin de la phrase qui la rend plus forte, plus précise, merveilleusement concise et romanesque. Son dernier roman est très court, et très intense. L’écrivain a misé sur la vie heureuse, comme l’on fuit le malheur (3), misé sur les souvenirs romanesques les plus enchanteurs, laissant l’empreinte du Mal se deviner, sans que l’on ne puisse le dessiner avec précision, c’est cela qui fait aussi la force et la grâce de ce roman, qui le protège du malheur. Les romans inspirés œuvrent ainsi pour la beauté, et la vie heureuse, ils sauvent l’écrivain et ses lecteurs.
Philippe Chauché
(1) https://www.lacauselitteraire.fr/quelques-questions-a-marc-pautrel
(2) « Je reçois dix ou douze manuscrits par semaine. Je vous assure que c’est vite vu. Il y a une voix ou pas premièrement, deuxièmement, il y a une composition latente qui se reconnaît, ce n’est pas seulement de savoir si c’est bien écrit, c’est de savoir si c’est composé comme en musique », Philippe Sollers : https://www.lacauselitteraire.fr/la-cause-de-philippe-sollers-par-philippe-chauche
(3) « Le vent est toujours favorable quand on fuit le malheur » Sophocle, citation qui ouvre ce roman.
Marc Pautrel a notamment publié Le métier de dormir (Editions Confluences), Je suis une surprise (Editions In8), et chez Gallimard dans la Collection L’Infini notamment : L’homme pacifique, Une jeunesse de Blaise Pascal, La vie princière, L’éternel printemps, Le peuple de Manet.
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