Un membre permanent de la famille, Russell Banks
Un membre permanent de la famille, janvier 2015, traduit de l’américain par Pierre Furlan, 240 pages, 22 €
Ecrivain(s): Russel Banks Edition: Actes Sud
Le hasard des lectures permet parfois de belles collisions : ainsi, lire à quelques semaines de distance seulement Survivants, premier recueil de nouvelles signé Russell Banks, et Un membre permanent de la famille, permet d’à la fois mesurer la distance parcourue par l’auteur du point de vue narratif (la technique est ici maîtrisée à un point humiliant pour tous les auteurs incapables de cohérence), et constater à quel point il est ancré dans quelques thématiques, qu’il cultive et creuse au fil des décennies, comme pour montrer que l’humain a bien peu évolué en quarante ans (sous-entendu : rien de nouveau sous le soleil).
Les treize nouvelles recueillies ici relatent, comme à l’habitude donc chez Banks, l’insignifiance de petites vies banales, sans jamais céder à la tentation des auteurs imbéciles, cette sale manie consistant à vouloir « réenchanter le réel » ou toute autre tricherie narrative ; non, chez Banks, l’homme (et la femme) se distingue par sa banalité, oxymore apparent dont l’auteur tire toute la richesse possible, que ce soit dans le Nord-Ouest des Etats-Unis ou à Miami, lieux entre lesquels se partagent les présentes nouvelles.
Alors, que racontent ces nouvelles ? Pas grand-chose, comme indiqué, et la présentation de l’éditeur pourrait suffire à résumer ces histoires de peu de choses, sauf qu’elle ne mentionne pas à quel point Banks évoque avec justesse la crainte de devenir père et l’équilibrisme des familles recomposées (Un membre permanent de la famille, la nouvelle qui donne son titre au recueil), la jalousie sourde que peut provoquer la fréquentation d’un génie (Big Dog), l’inquiétude de la transmission familiale (A la recherche de Veronica, qui laisse entendre de sublimes échos du roman De Beaux Lendemains) ou encore le désir de s’inventer une nouvelle vie même à un âge vénérable (Oiseaux des Neiges). Ce relevé est lui-même très inexact, car il pourrait donner l’impression que Banks écrit des nouvelles à thèmes ; c’est faux, et j’insiste : il écrit des tranches de vie dont ressort du sublime comme par accident, dont le lecteur tire une leçon, une image de la société, comme par inadvertance, à l’image de cette Transplantationémouvante mais juste, juste y compris dans l’attention portée à des détails financiers aussi réalistes que potentiellement laissés de côté par un auteur plus maladroit qui chercherait avant tout à émouvoir.
Cette justesse, on la trouve aussi lorsque Banks s’essaie à l’humour noir (la nouvelle Oiseaux des Neiges, par le cynisme inconscient – ou pas… – d’Isabel Pelham, est une merveille du genre), lorsqu’il décrit une conquête d’un soir durant un congrès réunissant « des directeurs commerciaux d’entreprises de fournitures de plomberie et de chauffage, marchands en gros et en détail venus de tout le pays » ou lorsqu’il offre une vignette sur les êtres à la marge de la société américaine (Le Perroquet invisible, qui pourrait n’être qu’une farce mais en dit long par son sens du détail exact). On pourrait disserter des heures durant, mais tous les amateurs de Russell Banks connaissent déjà sa façon inimitable.
Et les autres, ceux qui ne connaissent pas encore Russell Banks et qui ouvriraient ce recueil de nouvelles ? On les mettra d’abord en garde contre les fausses impressions (non, cet auteur n’est pas un grand mélancolique ; non, la vie n’est pas une tragédie à ses yeux) et on les enjoindra à commencer par la nouvelle Blue, véritable chef-d’œuvre qui justifie à elle seule la lecture d’Un membre permanent de la famille. Blue raconte tout simplement l’histoire d’une habitante de Miami qui désire acheter une voiture et qui connaît la mésaventure d’être coincée dans le parc où sont stationnées les voitures d’un concessionnaire après la fermeture des grilles, le tout en compagnie d’un « pitbull massif »… Sur ces prémices quasi quelconques, Banks construit une fable qui englobe le consumérisme (comment on se retrouve à dépenser plus qu’on ne le voulait, poussé par des vendeurs sans morale), la société spectaculaire post-Debord, le désir d’élévation sociale, la bêtise commune, le tout sans jamais faire montre d’une quelconque volonté démonstrative lourde et avec un sens du détail confondant qui fait qu’on a entre autres vraiment l’impression de déambuler parmi les voitures d’occasion de ce parc ; à titre personnel, je place cette nouvelle au niveau des meilleurs romans de Banks, et ce n’est pas un mince compliment.
En conclusion, un recueil à recommander aux amateurs de l’œuvre de Banks, mais qu’appréhenderont avec précaution les néophytes – mais si ceux-ci se laissent prendre par la grandeur de la nouvelle Blue, le reste de l’œuvre de Banks fera leur bonheur durant de nombreuses heures de lecture à venir.
Didier Smal
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