Un manoscritto domestico, Eugenio De Signoribus (par Jean-Charles Vegliante)
Un manoscritto domestico, Eugenio De Signoribus, Pesaro, Portatori d’Acqua, juillet 2022, 134 pages, 14 €
Quand un poète aussi affirmé et exigeant que De Signoribus se tourne vers la prose, on doit s’attendre à autre chose qu’aux habituelles descriptions poétiques, mais sans doute aussi à une écriture non romanesque, ou non uniquement romanesque. C’est le cas ici, où le passé revisité et surtout réécrit par un narrateur évidemment et toujours poète demeure bien à distance, sans identification possible, sans effet de réel qui chercherait pour le lecteur une illusoire évasion : vu à travers une longue-vue inversée, comme aurait dit Montale. Moins autobiographique, moins directement impliqué que – mettons – le remarquable Geologia di un padre de Valerio Magrelli (Einaudi, 2013) (1) ce « Manuscrit domestique », que l’on suppose ici retrouvé et retranscrit, un peu à la manière du « roman en vers » d’Attilio Bertolucci, se présente plutôt à la manière d’une archive ou sauvegarde d’un temps perdu forcément proustien. Les textes, çà et là remaniés (un peu) pour l’occasion, vont de 2009 à 2022, pour des souvenirs remontant aux années 1960 et en deçà par l’imagination entée aux récits familiaux – justement domestiques.
On peut citer l’incipit de la Vie nouvelle : « dans cette partie du livre de ma mémoire avant laquelle peu de chose pourrait se dire » (2), une narration enfouie est déjà agissante, sous les cendres du foyer domestique, sa « géologie » si l’on veut, singulièrement ici aussi dans la douleur d’un père orphelin :
« Je sentais battre son cœur [de la mère mourante], je le sens encore, c’est le mien. Les peurs disparaissent, tant qu’on reste embrassé. Elles surgissent de nouveau quand tu es séparé, presque de force. Je la regardai, le visage de cire, les yeux fermés. Je la regardai sans respirer jusqu’à ce qu’elle les rouvrit et me sourit. C’est ce qu’il me sembla, ce que je voulus, ce qui fut. Puis on me souleva pour m’emmener. Dans une autre maison » (p.18).
Le narrateur Nevio, dès le premier court récit ayant fait allusion à la mort de sa propre mère et au rapport compliqué (le plus souvent muet) avec son père, les temporalités se mêlent et se superposent, justifiant la dimension domestique de ce livre, sans douceur cependant (le récit de « La vacance » se termine par cette sentence très léopardienne : « Ainsi, mieux vaut ne pas naître », p.23), sans apitoiement ni pathos inutile. Une scène de jalousie enfantine, dite fondatrice, après quoi le petit Nievo s’enferme lui aussi dans un mutisme de peu d’issue, n’épargne pas du reste une mère trop aimée (p.39). Dans « La mort, seule », récit présenté comme une « chronique des années 70 », la voix du narrateur se confond avec celle d’un auteur toujours aussi distancié, tel que nous le retrouvons dans les poèmes (quatre exactement) qui scandent et « accueillent la prose », selon le titre même de l’Avant-propos de l’auteur.
Un exemple :
Qui sait
Qui sait si, après un long et tortueux effort,
on arrive à un clair carrefour
d’où l’on aperçoive un lieu sans angoisse…
ou bien, renonçant pour toujours à la fenêtre,
viser directement sous sa propre porte
et creuser esquiver s’embusquer décurriculer et avancer
jusqu’à trouver la grotte,
la première où nous nous découvrîmes humains
et dans les graffitis repérer le verbe du nouveau début
et aucune trace du mur des pleurs (Envoi, p.129).
Non seulement ce texte nous replace, nous reterritorialise dans la poésie de De Signoribus, si l’on peut dire, mais pour qui connaît bien celle-ci, il est une variation fort intéressante du temps inversé, encore une fois comme dans la longue-vue montalienne, et donc In retrotempo exactement, de Trinità dell’esodo (Garzanti 2011) :
peut-être, laissant la fenêtre, vaut-il mieux avec force
viser directement sous son propre seuil et creuser […]
(incipit, p.111)
Mais tout au long des cinq chapitres de ce « Manuscrit domestique », il serait difficile et vain de vouloir discerner entre souvenir, souvenir reconstruit, imagination et métamorphose de la poésie, de même que serait inutile la stricte séparation entre narrateur, auteur, auteur idéal, etc. alors que le je poétique se conjugue et se diffracte, nous le savons bien au moins depuis Rimbaud et Proust, en d’infinies idoles ou symboles de nombreux autres et soi-même(s). Le voile du temps ne se déchire pas mais un peu s’efface, de Papiers voilés à Éducations, à Autres éducations (point central et de bascule vers le sujet écrivant), à Sauvegardes ou écrins de « rêves, demi-sommeils, transcriptions », Autres sauvegardes et Envoi ou congé (traduit ci-dessus). L’ironie, léopardienne elle aussi, n’est jamais absente de ces pages marquées par la griffe d’un malheur nommé destin. Ainsi, autour des convictions naïves de l’année 1968, la déconvenue d’un Nievo assez dubitatif, publiquement dénoncé comme « chrétien » parce que des militants ont vu la petite croix dorée qu’il portait au cou (p.56) ; ou encore la suffisance d’un « Maestro » de province affligé de « narcissisme obsessionnel » (p.64) et de ses serviles imitateurs, surtout préoccupés de ne jamais faire mention d’éventuels rivaux « potentiels porteurs d’ombre (à eux qui n’en avaient point) » (p.66). Un défaut mignon que de grandes capitales connaissent bien également.
Oui, en arpenteurs de terres poétiques nous pouvons souhaiter que cet ouvrage trouve en France l’édition qu’il mérite. Ainsi que d’autres recueils récents d’Eugenio De Signoribus, tel l’intense Seuils pragois illustré par P. P. Tarasco (Metteliana, 2020). La démarche d’Accueil de la prose (« Quand tu surgis, parole / d’emblée ou songeuse / et vas en compagnie / pour dénouer la peine / en chemin je te suis / je te laisse avancer / même si la scène / n’est que tourmenteuse… / et je ne t’enjoins pas de rentrer / ni ne te plie à ma respiration / tu es l’autre naissance à moi-même, / ma jumelle aux yeux clairs »), cette ouverture vers un horizon plus vaste est parfaitement accomplie. On ne saurait ici mieux dire. L’ultime récit, un « Rêve domestique » après d’autres, où le narrateur demande « finalement » à son père mort de lui venir en aide mais ne serre dans ses bras qu’une ombre (on songe bien sûr à Dante et son ami Casella au deuxième chant du Purgatoire), clôt parfaitement ce voyage mental entre mémoire et fiction poétiquement assemblées :
Je me retrouvai éveillé, les bras endoloris serrant ma poitrine, sans avoir vu le visage de personne (27 septembre 2021, p.125).
N’est-ce pas là l’impression qui reste parfois au lecteur en refermant le livre qui l’a pour un temps tenu et retenu – mais sans violence – sous son charme d’encre et de papier, puissant ou dérisoire en « maigre immortalité noire et dorée » ?
Jean-Charles Vegliante
(2) Dante Alighieri, Vie nouvelle (éd. J.-Ch. Vegliante), Paris, Classiques Garnier, 2011, p.19.
- Vu: 1491