Un mal qui répand la terreur, Stewart O’Nan (par Léon-Marc Levy)
Un mal qui répand la terreur (A Prayer for the Dying, 1999), Stewart O’Nan, trad. américain, Jean-François Ménard, 256 pages, 11 €
Edition: L'Olivier (Seuil)
La petite ville s’appelle Friendship, quelque part dans le Wisconsin. Avec un nom pareil, des habitants travailleurs, tranquilles et pieux, des familles unies et de l’amitié (bien sûr) qui lie les gens entre eux, on ne peut qu’attendre une chronique populaire, rurale, heureuse. Mais le mal veille.
Pour Jacob Hansen il prend les traits d’un cadavre de soldat mort trouvé dans les bois. Jacob est… un peu tout. Shérif, pasteur, croquemort. Il est la figure centrale de Friendship : il veille aux hommes, il veille aux âmes, il veille aux morts. Avec Doc, le médecin local, il constitue le toit de la bourgade, sa seule protection, le regard attentif qui rassure et secourt.
Nous sommes dans les années immédiates de l’après-guerre civile, le mal est encore dans les têtes et les cœurs. Ce soldat mort, sorti de nulle part, ressemble étrangement aux fantômes qui errent dans les cauchemars des gens, dans leurs souvenirs récents, dans les blessures de leur esprit et de leur corps. Il est la figure d’un mal enfoui à jamais. Il est aussi le porteur d’un mal qui va répandre la terreur.
« – Vous m’avez dit que les poches de cet homme avaient été retournées ? demande-t-il.
– Sans doute son compagnon de route. Pourquoi, qu’est-ce qu’il a eu ?
– Si je ne me trompe pas, dit-il, c’est la diphtérie.
– La diphtérie, répètes-tu en écho, comme si tu essayais de te mettre le mot en bouche.
Il y a quelques années, Endeavor a connu une épidémie qui a emporté une moitié de la ville. Et à Montello le typhus s’est déclaré à la tannerie, toutes les femmes qui travaillaient là-bas en sont mortes. Il va falloir que tu imposes la quarantaine, que tu fasses brûler les affaires des morts. Mais en ce qui concerne la maladie elle-même, tu ne sais pas grand-chose. Elle tue, c’est suffisant.
– Inutile de préparer le corps, dit Doc. Enterrez-le, c’est tout. Et faites sacrément attention en le manipulant.
– D’accord ».
Et l’enfer s’abat. Impitoyable, déferlant. L’horreur invisible et pourtant hideuse, porteuse de mort et de tous les affects qui tuent les hommes dans leur corps et leur âme : la peur, la lâcheté, la culpabilité, les regrets, la honte, l’infinie douleur. Jacob Hansen est au centre même de toutes ces tortures. Shérif, il doit décider, imposer, sanctionner. Pasteur, il doit comprendre, absoudre, accompagner. Fossoyeur, il subit le rythme terrifiant du glas qui scande, lugubre, les journées et annonce les morts et leur âge par le nombre de tintements de la cloche. La présence de la mort devient sa seule compagnie – et les fantômes de sa femme et de sa petite fille – qu’il rejoint tous les soirs dans son foyer épuisé de fatigue. Il ne les a pas perdues, elles sont là comme toujours. Etranges, mais là, à ses côtés. La perte intime serait le trop que Jacob ne pourrait supporter. Il faut tenir debout. L’horreur se fait insupportable.
« Après le dîner, Marta joue de l’harmonium et vous chantez tous les deux. Elle tombe du tabouret mais tu la redresses, poses ses pieds sur les pédales, ses doigts sur les touches, tu l’aides à trouver le do moyen. Jésus notre Sauveur. Il viendra à moi dans Sa Gloire. Amelia joue par terre avec sa poupée en feuilles de maïs ».
La narration de ce roman se fait à la deuxième personne du singulier. Ce « tu » de Jacob Hansen s’adresse à Jacob Hansen. C’est un procédé difficile car il implique une répétition qui pourrait vite devenir fastidieuse. Ici, la difficulté ne surgit jamais car c’est bien d’un dialogue entre le narrateur et lui-même qu’il s’agit. L’horreur, pour lui, c’est aussi le doute qui l’assaille, qui le ronge. L’ancien soldat – les souvenirs des batailles sanglantes de la guerre civile reviennent en boucle – le shérif, font de lui un homme d’action, de décision. Mais le chrétien, le mari et père martyrisé met tout en cause, sans cesse, traçant une frontière erratique entre le bien et le mal.
Et le Diable veille au martyre de Friendship. Les forces de l’ombre qui seules peuvent infliger aux hommes pareille souffrance.
« Mais il y a une chance pour que les rumeurs répandues par les écoliers soient vraies et, après tout ce que tu as vu cette semaine, tu ne pourrais exclure qu’une terrible cérémonie se soit déroulée, une communion au cours de laquelle les croyants en file indienne seraient venus un par un embrasser les lèvres malades de leur messie.
Tout est possible, là-bas. Les arbres semblent le confirmer, les bois remplis d’ombres, le feu pleuvant du ciel ».
Et jusqu’au bout l’obscurité sera. Une aube nouvelle est-elle possible cependant ? Jacob peut-il encore y croire ?
Léon-Marc Levy
Stewart O’Nan, né en 1961 à Pittsburgh en Pennsylvanie, est un écrivain américain.
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