Un libraire, Mérédith Le Dez (par Marie-Hélène Prouteau)
Un libraire, Mérédith Le Dez, septembre 2021, 140 pages, 16 €
Edition: Philippe Rey
C’est un livre vibrant qu’a écrit Mérédith Le Dez, en hommage à Jacques Allano, libraire qui avait cofondé « Le Pain des rêves » à Saint-Brieuc. Celui-ci, parti en retraite après quarante ans de librairie, avait choisi de la reprendre en octobre 2019 pour en éviter la fermeture. Il en a été profondément heureux jusqu’au 16 mai 2020 où, épuisé par le premier confinement, il s’est donné la mort. Écrivain et poète, Mérédith Le Dez fut libraire à ses côtés, embarquée dans ce qu’elle appelle « l’équipage du Pain des rêves ».
La déflagration de l’événement tragique a bouleversé sa vie et radicalement infléchi son trajet d’écrivain. L’écriture, portée ici par un lyrisme très retenu, se fait tombeau littéraire. Tout se passe comme si cette vague noire du drame portait Mérédith Le Dez jusqu’à une intense vérité intérieure qui trouve sa forme la plus accomplie. Le titre indéfini et générique à la fois, la dédicace libellée « Aux essentiels » sont hautement signifiants. Dès le commencement du récit, Mérédith Le Dez a une idée en tête, mettre en lumière l’expérience de tous à travers celle d’un d’entre eux. Porter un questionnement sur les « essentiels » : pourquoi des libraires en temps de détresse, oserait-on en reprenant Hölderlin.
Il est rare de trouver élégie d’amitié aussi pure, de cette philia antique qu’aurait appréciée le féru de philosophie qu’était Jacques Allano. Tant ce lien entre gens qui se veulent du bien fut incarné dans leur chaleureuse relation autour du partage et de l’amour des livres. Jacques Allano avait lu tous les livres de Mérédith Le Dez, aussi bien ceux qu’elle avait publiés comme éditrice de MLD que la dizaine qu’elle a elle-même écrits, prose et poésie publiés aux éditions La Part commune, Le Bruit des autres, Folle Avoine, Mazette, reconnus par plusieurs prix :
« Notre équipage avait cette force et cette grâce de tenir par une lumineuse complicité ».
Comment raconter Jacques ? se demande la narratrice. Depuis sa mort, elle lui parle, il est là sans cesse près d’elle. Tout naturellement s’impose le dispositif des lettres adressées quotidiennement à l’ami disparu. Une trentaine, chacune étant introduite par quelques lignes tirées d’un livre choisi en lien étroit avec la teneur de la lettre. C’est ce dialogue fantasmé qui se donne ici avec l’évidence du naturel. La vocation du libraire n’est-elle pas de faire vivre les livres qui sont à la fois force de vie et source de joie ? Cette mise en perspective, rameutant les souvenirs des échanges entre les deux amis, rend tangible l’émotion et la met à distance à la fois.
Qui fut celui que Mérédith Le Dez présente comme « un des êtres les plus chers à mon cœur et les plus précieux dans mon existence par ce que tu continues d’incarner » ? Un être discret, plein de courtoisie et d’extrême attention à l’autre. Grand lecteur des philosophes et singulièrement de Pierre Hadot, son élégance d’esprit forçait l’admiration. La narratrice retrace ses années de formation, l’enseignement de Jean Lévêque, philosophe en classes préparatoires au lycée Clemenceau de Nantes que j’eus aussi comme professeur, puis l’admissibilité à l’ENS. Trait d’union d’une trajectoire identique que je découvre avec surprise. Puis la narratrice restitue sa rencontre avec Jacques Allano, leurs émerveillements complices, les joies et les rires, le rêve de prendre sa suite plus tard. Tout comme la survenue de cette mort violente, les interrogations et les regrets, les explications aux clients en plein désarroi. Il y a dans chaque page une douleur, une ferveur, une admiration opiniâtre à dire l’autre. Voilà que prend vie une silhouette, imperméable mastic, à pied dans les rues de Saint-Brieuc, derrière son incroyable Caddie. « Un personnage. Une légende ». Voilà que, par la vertu des mots, l’absence se métamorphose en présence. Voilà que dans le fil émotionnel du livre apparaît « un libraire de la haute lignée des libraires ».
À d’autres moments, la narratrice raconte son quotidien d’aujourd’hui, les tracas de sa recherche d’un nouveau travail, sa visite à la tombe de son ami au cimetière de Saint-Brieuc en passant devant la tombe du père d’Albert Camus mort au combat en 1914 ou bien un détour par la Maison de Louis Guilloux.
Tout suicide est une énigme. Mérédith Le Dez le sait qui n’occulte pas certaines fragilités chez son ami, telle cette blessure de deuil jamais éteinte. Elle qui a si bien su capter l’émotion de ses personnages dans Baltique et Le Cœur mendiant a des antennes pour sentir les alarmes de son ami. Elle confie lui avoir témoigné une bienveillance maternelle, tandis que Jacques Allano lançait un jour en riant qu’il aurait l’âge d’être son père. Touchante inversion des rôles pour une impossible catharsis. Reste la dimension testimoniale, magnifique.
« Comment écrire en engageant ma seule parole pour témoigner de sa vie, de toute une vie de libraire ». Toute librairie est un monde qu’il faut faire vivre. Autant le monde de papier que sont les livres qu’un vrai lieu d’échanges et de rencontres rayonnant dans la ville. Pour dire la noblesse du travail de ces libraires qu’elle a connus, Mérédith Le Dez les désigne de cette belle formule « les inspirants ». Et de citer Jean-Louis Duquesnoy, libraire de Saint-Malo, Gilles Perrotin du « Marque-page » à Quintin, Bertrand Le Douarec de « La Nouvelle libraire » à Saint-Brieuc, Isabelle du « Tagarin » à Étables-sur-mer, Céline de « Mots et images » à Guingamp, Isabelle de « Les Traversées » à Paris, Hélène Camus à Combourg, entre autres.
Mesure-t-on l’apport de cette nourriture irremplaçable que sont les livres et, singulièrement, la littérature ? « Parole essentielle », selon Maurice Blanchot, parole interrogeante, qui récuse le trop-plein du réel par le libre jeu de l’imaginaire et du symbolique ? Car Mérédith Le Dez l’écrit haut et fort, son ami libraire ne s’est pas suicidé à cause de la librairie et de quelconques difficultés financières de celle-ci. Non, il est mort d’épuisement psychique lié au confinement : « Tu es mort ravagé par le chagrin. Dans la solitude de ce maudit premier confinement qui te privait de tes nourritures essentielles ».
Notre besoin de médiations symboliques est immense. Impossible de le réduire à l’inessentiel. Mérédith le Dez oppose à cette vision l’élégance de cœur : « Comme nous avons été heurtés, blessés, l’un et l’autre, à l’instar de tous les libraires ». Dans le dialogue fictif avec son ami à propos du pouvoir politique, elle lâche, acerbe : « Nous sommes bien loin de Paul Ricoeur, n’est-ce pas Jacques ? ». Tout est dit.
Avec ce tombeau à Jacques Allano, Mérédith Le Dez rend hommage à tous ces passeurs de livres que sont les libraires. Elle pose l’art comme pont entre les vivants et les morts. « Tout recommencera » écrit-elle à la fin du livre. Au-delà de l’âpre séparation, sa parole en mineur dit puissamment la présence et le lien, victoire sur notre commune finitude.
Marie-Hélène Prouteau
- Vu : 2702