Un jour j’irai à Sagres, Nélida Piñón (par Yasmina Mahdi)
Un jour j’irai à Sagres, Nélida Piñón, éditions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2022, trad. portugais (Brésil) Didier Voïta, Jane Lessa, 480 pages, 24 €
La femme interdite
Nélida Piñón, née en 1937 à Rio de Janeiro, d’origine galicienne, est la première femme à présider l’Académie brésilienne des lettres. Elle a reçu plusieurs récompenses, dont l’important Prix Juan Rulfo des littératures d’Amérique du Sud et des Caraïbes, ainsi que le prestigieux Prix Princesse des Asturies pour l’ensemble de son œuvre. Un jour j’irai à Sagres est le huitième livre que publient Des Femmes.
Dans ce volumineux roman, la première image forte est celle d’un homme, né dans le nord du Portugal, qui médite « à la lueur de la bougie », tel un anachorète. Hanté par sa mort future comme un Saint Jérôme en méditation, il dresse ce bilan amer : « Il est grand temps que je meure apaisé, passe en revue mes adversaires, mon existence, sans aucune affectation. Dans ce crépuscule, tout ou rien appelle au repentir, par fausse solidarité avec ce que j’ai perdu et n’ai pas gagné ».
Mateus, anti-héros malheureux, ressemble à ces bardes, espèce de « misérables qui erraient à travers le Portugal comme des bouffons sortis du Moyen Âge, dont la poésie abreuvait de bénédictions ces terres désolées ». Mateus, le protagoniste, issu d’une classe paysanne déshéritée et condamnée à l’oubli, accomplit son « chemin de croix ». Les figures constitutives de la gloire portugaise lui sont révélées par le maître d’école. Mateus s’en empare et les fait siennes, dont le roi Alfonso Henriques, Vasco da Gama ou le poète Luís Vaz de Camões, merveilleux aède comparé à Pétrarque, à Dante ou à Shakespeare.
C’est sous la protection d’un grand-père, vivant chichement mais doté de sagesse, que Mateus s’épanouit, rêvant d’aller à la forteresse de Sagres, localité au nom arabe, sagra, signifiant bâti. Le vieil homme prodigue, qui possède « la nature proprement libertaire des paysans », se méfie des mortifications religieuses et de leur masochisme, dispense soins et conseils à l’enfant, en véritable humaniste. De plus il voue une véritable adoration aux animaux : « La bête est l’homme que nous ne sommes pas ». Or, Mateus se sent l’âme d’un poète plus que d’un paysan. Et c’est par une sorte de transmission psychopompe qu’il revoit la trajectoire de sa vie et en élucide le sens caché. La langue lyrique, fleurie de synecdoques, de Nélida Piñón, se fait palimpseste des événements historiques d’un Portugal ruiné, où apparaissent injustices, bassesses, rapports genrés, brutaux, femmes effacées et hommes humiliés, fiers et introvertis. Ici, le grand-père Vicente transmet oralement à son petit-fils les chroniques de son village ainsi qu’une conscience de classe, loin de « la suffisance des érudits et des gens de cour, en habits luxueux, perruques et visages poudrés ». Cette épigraphie va remplacer les manques affectifs de Mateus, qui va s’y référer à chaque déconvenue ou mauvaise rencontre. L’aïeul reproche à dieu de manquer de compassion ou de clairvoyance, « en châtiant à égalité les saints et les impies ».
Le roman de l’autrice est écrit en forme de parabole, le texte est ramené à l’élucidation du réel abrupt, factuel, manifeste. Nélida Piñón redonne de la substance au réel car la « nature » et ses attributs ont été éradiqués par l’Église – dont le sexe, la jouissance, la liberté et la sensualité. Donc, en pèlerin, Mateus entame un périple en solitaire, sur le qui-vive, « sous la menace des hommes (…) et des brigands cachés dans chaque coin », défendant sa propre vie, en route pour « Lisbonne éternelle, autrefois arabe » [Plus de 500 ans de présence arabo-berbère ont marqué le Portugal dans tous les corps de métier en plus du lexique]. Sur les traces de « l’infant D. Henriques », des navigateurs célèbres « en partance pour l’Orient », comme Sindbad, le marin de la fable, il s’adresse aux fantômes peuplant son imagination emplie de mirages, s’affronte à des situations incongrues : « Les vagabonds sont ainsi, ils n’ont rien à perdre parce qu’ils n’ont rien à gagner ». Il est également question de bâtardise et de sang royal, des mythes fondateurs du Brésil colonisé par un Portugal massacreur d’Indiens, de la distance qui sépare les généalogies des puissants et « l’impuissance de la population pauvre (…) lusitaniens anonymes, morts sans laisser de traces ».
L’honneur, la fierté et la cruauté, en même temps qu’un catholicisme pieux et un certain fatalisme se retrouvent dans les films de Manoel de Oliveira et de Raoul Ruiz. Dans ce sens, Nélida Piñón brode chaque étape de la vie de son protagoniste malheureux, de sa quête désespérée, en constitue un ensemble chatoyant, dans une langue en hommage au grand Camões. La soudaine passion amoureuse de Mateus a des échos avec celle de Fermina Daza dans L’Amour aux temps du choléra : « J’ai aimé Leocádia dès que j’eus posé les yeux sur elle la première fois sur le parvis de l’église. (…) Sa peau translucide, d’albâtre rose, était en contradiction avec l’élan passionné de mes tentacules qui menaçaient de l’engloutir ». Un jour j’irai à Sagres est un grand roman initiatique et une promesse. C’est à Sagres, fief de bien des légendes et de hauts faits, que débute l’épopée d’« une route de sang et de métissage », de l’Orient mythique à l’Afrique, jusqu’au Brésil. Une rencontre va se développer entre un éraste « paysan sans terres, sans charrue, sans troupeau », et un éromène africain imaginé « possesseur de pratiques magiques, rayonnant d’une culture qui était aux antipodes des usages de la population du Minho ».
Cette société archaïque, sanctuarisée, produit un monstre : « la femme interdite ». Deux sortes de femmes se profilent, se dédoublent, pour disparaître ensuite – la femme cloîtrée, embaumée dans un cercueil de recluse, soustraite aux regards, voilée, paralytique, et la femme publique, vendue, violée, esclave sexuelle. La femme idéalisée ne peut être consommée car sublimée, elle devient une chimère, à l’instar du Portugal glorieux mais effacé, dans les limbes d’un passé révolu. D’ailleurs, Mateus/Nélida Piñón ne le certifient-ils pas à l’unisson : « Et Sagres, fut-elle finalement sacrifiée dans la mémoire portugaise ? (…) Je recours à la plume imaginaire de ceux qui sont déjà morts ».
Yasmina Mahdi
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