Un honnête homme, Isabelle Flaten (par Pierrette Epsztein)
Un honnête homme, Isabelle Flaten, éditions Anne Carrière, mars 2023, 224 pages, 19 €
À chaque roman, Isabelle Flaten s’autorise une nouvelle expérience, une nouvelle exploration, une nouvelle écriture. Donc, à chaque fois, ses lecteurs fidèles s’attendent à une aventure inédite et se laissent surprendre. Dans cet ouvrage qui fait partie intégrante de notre patrimoine, elle assume avec hardiesse le risque de puiser dans la bibliothèque du monde pour inventer une nouvelle version d’un roman emblématique : Madame Bovary. Par là-même, elle pointe toutes les contradictions de son créateur originel qui critique son époque tout en s’y complaisant.
Dans sa dernière publication, Un honnête homme, publié pour la première fois aux éditions Anne Carrière en 2023, l’écrivain exerce avec talent sa liberté de penser. D’emblée, le titre nous annonce la suite. Elle va donner consistance à un personnage de l’ombre, un simple « officier de santé », celui de Charles Bovary, un antihéros. Elle va prendre le contre-pied de Flaubert qui fait de Charles un portrait peu valorisant. Elle choisit celui-ci délibérément pour en dessiner un portrait complexe loin de la médiocrité où son précurseur l’avait cantonné qui l’avait délibérément affublé d’un nom ridicule proche du bovin.
Par une observation attentive et curieuse des états d’âmes d’un homme ordinaire, elle restaure une image que Flaubert s’était employé à maltraiter. C’est contre ce ridicule dans lequel son devancier l’avait relégué que le roman va prendre consistance et que Charles va entrer dans la lumière. Dans la vision qu’elle nous propose, il n’est ni niais ni benêt, ni falot, ni dérisoire.
« Quelqu’un pleure sur un banc à l’ombre ». Cette phrase est placée presque à la fin du texte. Tout au long du roman, Charles nous dévoile ses intimes pensées, ses regrets, ses espoirs déçus, les yeux grands ouverts. Dans son enfance, c’est un enfant solitaire et un adolescent timide qui sera amplement moqué pas ses congénères. En grandissant, il espère s’affirmer. Devenu adulte, de spectateur, Charles devient acteur de sa vie. Mais dans la réalité de son existence, l’est-il vraiment ? Son personnage n’est-il pas soumis aux femmes qui construisent son histoire ? Au premier plan, surgit sa mère qui lui impose son premier mariage avec une femme plus âgée, peu avenante, en espérant le faire ainsi monter dans l’échelle sociale. Il tentera par tous les moyens de s’attacher à elle en vain. Veuf, débarrassé de cette mégère qui l’a délesté du peu qu’il possédait, il rencontre Emma, vers qui il est attiré dès le premier regard, celle qu’il aimera toute sa vie envers et contre tout. Elle aussi se révèlera un mirage. Il sera rattrapé par la répétition. Malgré tous ses sacrifices, il ne réussira pas à la satisfaire. Il ne reprend vie que sur son cheval galopant en solidaire dans la campagne ou dans son cabinet d’officier de santé où, un temps, il est respecté. Il rêvait d’une vie simple et harmonieuse avec une femme aimante et entouré d’une joyeuse pléiade d’enfants. Il appartient en fait à une espèce d’homme de son temps aux idées révolues. Son unique enfant, qui fut pour lui un espoir lors de sa naissance, paiera cher le prix des sautes d’humeur de sa mère.
Mais Isabelle Flaten, auteur de ce roman, vit à notre époque et voit Charles avec ses yeux de femme d’aujourd’hui qui connaît parfaitement le texte auquel elle se réfère. Elle sait décoder les barreaux des scrupules, des interdits, de la famille et de la société auxquels Charles se plie. Elle ne peut qu’être attendrie par la fragilité de son personnage dans le monde cruel de cette société provinciale du XIXème siècle étriqué et avide où l’intérêt prime sur les sentiments et où les soubresauts de ses émotions ne sont pas de mise.
Cette femme-auteur possède la finesse de jugement qui lui permet de faire la part des choses en laissant à Charles sa part de mystère dans le ballotement des secousses qui l’agitent. Elle va rechercher ce qui survit de noble et de tendre dans chaque être. Comme Charles, qui réalise que toute sa vie ne fut qu’une imposture, elle échappe à la vanité de toute controverse inutile. Pas plus que lui, elle n’est dupe. Et en dépit de toutes les souillures que la société nous jette à la face, elle préserve comme lui une grandeur d’âme qui lui permet de fuir tout ce qu’elle hait. Elle, a su, par l’écriture, panser ses blessures et se délester de tout asservissement à une quelconque doxa. Comme lui, au moment où sa juvénile espérance l’a quittée, où elle a été confrontée à la férocité et à la bêtise des hommes, elle a opté pour un monde qu’elle s’est inventé où elle a pu à sa guise déployer son imaginaire sans désir aucun de briller dans le monde. Elle s’est mise en retrait et s’est réservé une place à part pour ne pas être prisonnière de sa vulnérabilité et garder sa dignité. N’est-ce pas ces ressemblances qui font qu’elle s’attache à faire découvrir à ses lecteurs une autre face de Charles ?
Isabelle Flaten est un écrivain funambule. Elle danse avec adresse sur le fil de la langue. Dans un corps à corps avec la phrase, elle jubile. Avec la rigueur qui la caractérise, elle cherche sans répit une musique qui traduise au plus près son éprouvé pour dépeindre le monde intérieur de son personnage principal sous toutes ses facettes. Chaque mot qu’elle pose est pesé. Elle arbore une écriture ample et syncopée. Elle installe un mécanisme romanesque solide et parfaitement huilé et maîtrisé. Tout ce qu’elle introduit dans ce roman devient un signe. Elle parvient ainsi à construire le portrait de Charles par petites touches qui peu à peu vont dessiner les multiples visages de son personnage. Jamais, elle ne le juge. Elle se limite à le montrer dans toute sa complexité et sa fragilité sans jamais basculer dans la sensiblerie et les trémolos auxquels elle répugne. Avec une sensibilité et une empathie sans faille, elle varie le rythme en suivant les évolutions des émotions qui sillonnent la trajectoire chaotique de Charles. C’est l’analyse psychologique qui domine le récit. Les évènements ne servent que de prétexte pour mettre en relief, avec une indéniable efficacité, les ressentis intimes de Charles. Son écriture fourmille de formules jaillissantes et originales. Elle transgresse l’ordonnance linéaire en déplaçant la focale de son appareil photographique. Elle avance dans son espace en variant les plans et les angles de vue. Elle adopte le plan d’ensemble panoramique dans la description de la nature, de la campagne. Elle se rapproche en passant du village à la ville. Par moments, elle confine les êtres dans des lieux clos comme la maison ou le cabinet de Charles ou la boutique de l’apothicaire, puis elle passe aux gros plans, en s’attachant aux moindres détails signifiants qu’elle reprend à plusieurs reprises. Nous pouvons ainsi entrer dans l’intimité d’un couple, que ce soit par le mobilier, les vêtements luxueux que choisit Emma et devant lesquels Charles reste froid, indifférent, totalement étranger à ces goûts, lui qui préfère de loin une certaine austérité ou les attitudes d’autres comparses que l’auteur scrute de très près.
On est parfois confondu par la précision de l’observation des comportements que ces personnages adoptent. Elle en trace les moindres contours, elle en fait émerger toutes les influences qu’ils subissent non pas en cherchant à construire une théorie générale sur l’humain mais en laissant se déployer sa subjectivité.
L’auteur varie les procédés littéraires. Elle module les niveaux de langue, oscillant d’un lexique familier comme « planque » à des termes complexes comme « succube » qui est un terme religieux rare. Parfois, certaines de ses phrases nous percutent et touchent la cible : « Nastasie lui lance un regard de gros calibre, accusateur à bloc… ». Elle nous régale avec ses jeux de mots, ses comparaisons, ses expressions imagées : « le cœur en morceau et l’âme en charpie », « Cerises sur les potins… », ses oppositions : « il en avait de vocabulaire mais pas la syntaxe », ses enfilades : « des salées, des sordides ou des sucrées… », ses métaphores surprenantes. Jamais Isabelle Flaten ne se prive d’utiliser un humour parfois corrosif : « Quitte à accommoder le passé d’un petit trucage, on allonge la sauce larmoyante d’une bonne dose de nostalgie… On sanctuarise quelques anecdotes savoureuses, on embaume les meilleurs moments et on oublie le reste… Décidément la mort fait son office avec application, engendre les regrets en cascade… ». Sans trahir l’auteur ne pourrions-nous pas rapprocher ce récit d’un inépuisable monologue intérieur qui dévoilerait une ode à la vie rêvée ?
Isabelle Flaten fait de Charles le contre-point d’Emma. Mais n’est-il pas aussi le contre-point de John Coleman, le personnage principal de son précédent roman, Triste Boomer, établissant ainsi une continuité dans son œuvre ? Pouvons-nous reprendre à notre compte le titre que l’auteur donne à son ouvrage ? Charles est-il pourvu des qualités que l’on attribue à l’honnête homme ? Si son idéalisation romantique de la femme et sa soumission pourrait desservir, son image aux yeux du lecteur, ballotté qu’il est sans cesse entre la réalité de son quotidien et ses rêves impossibles de grandeur, ce qualificatif peut lui être attribué car il en a la modestie, la raison, « la jugeote », la curiosité, la sincérité, l’intégrité, l’humanité : « Depuis tout petit la simplicité est son foyer et les simagrées sa hantise… La démesure des hommes le désole profondément ». C’est ce qui nous le rend si attachant.
Quand nous fermons le livre, certaines questions que nous nous posons sur nous-mêmes peuvent demeurer longtemps sans réponse, et puis un incident inattendu nous apporte la lumière que nous ne cherchions pas dans leurs tours et détours. Qu’est-ce donc qui sauve ceux qui se sauvent ? La vie n’est pas une ardoise magique où s’efface tout ce qui s’y inscrit au jour le jour et nous ne sommes pas à l’abri de coup de théâtre imprévu. Comment nos vies se sont agencées et comment cela aurait pu ne pas se faire ? C’est si peu nous qui faisons notre vie. « Le peu que nous savons de nous-mêmes, c’est parfois le personnage d’un livre qui nous le suggère à voix basse », déclare avec justesse François Mauriac dans ses Mémoires Intérieurs. Et si l’écriture permettait parfois d’infléchir le destin ?
Finissons par une suggestion. Et si, après avoir terminé ce roman, nous relisions Madame Bovary, le texte original qui portait comme sous-titre Mœurs de province, paru en 1876, peut-être comprendrions-nous tout autrement le rôle endossé par Charles puisque un siècle et demi s’est écoulé depuis et qu’une évolution inimaginable au temps de Flaubert s’est produite et que notre époque d’hyper technologie a déplacé les figures de la femme et de l’homme dans notre monde contemporain.
Pierrette Epsztein
Isabelle Flaten, née en 1957 à Strasbourg, est une femme écrivain qui vit aujourd’hui à Nancy. Après avoir vécu ici ou là dans différentes villes d’Europe, elle a décidé de consacrer sa vie à l’écriture sans jamais se plier à des modes qu’elle sait volatiles. Elle suit son chemin singulier dans le choix de ses sujets en toute indépendance. Elle est l’auteur, entre autres, de : Un honnête homme, éditions Anne Carrière, 2023 ; Triste Boomer, Editions Le Nouvel Attila, 2022 ; La folie de ma mère, Le Nouvel Attila, 2020 ; Adelphe, Le Nouvel Attila, 2019, Prix Erckmann-Chatrian ; Ainsi sont-ils, Editions Le Réalgar, 2018 ; Chagrins d’argent, Le Réalgar, 2016 ; Se taire ou pas, Le Réalgar, 2015.
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