Un Homme dos à la mer, Wang Wen-hsing (par Léon-Marc Levy)
Un Homme dos à la mer, Wang Wen-hsing, Editions Vagabonde, mai 2022, trad. chinois (mandarin) de Taïwan, Camille Loivier, 390 pages, 22 €
Note liminaire : le rédacteur de cette critique ne sait pas un mot de mandarin et ne pourrait par conséquent émettre le moindre avis sur la moindre référence à la langue chinoise. Les excellentes éditions Vagabonde proposent, avec ce roman taïwanais, une transposition/traduction du mandarin au français, à la houlette de Camille Loivier. C’est donc bien de cet ouvrage que nous allons parler, de cet objet recomposé en langue française, avec de toute évidence, un grand talent. Ces précautions préalables s’imposent car ce roman, très au-delà de l’histoire qu’il raconte, vaut essentiellement par sa langue saisissante, l’expérimentation énonciative ahurissante qu’il propose.
Ici la langue n’est pas – ou presque plus – le véhicule du sens. Elle l’est encore certes, mais « en passant » comme on dit dans un jeu d’échecs. Elle constitue plutôt un matériau malléable, truffé de formes inventées, de creux, de protubérances, de déformations de mots, de ponctuation hors règles, d’espacements anarchiques. Mais rien, absolument rien n’est gratuit, tout signifie, ce qui a pour effet de doubler, parfois de tripler, le sens d’une page, d’une phrase, d’un mot.
C’est ça, pas mal, eh oui, cette putain de cigarette a bien le réel pouvoir de de griller le Chef pEUH à peu, de de progressivement le carboniser et de le transformer en ce qu’il est aujourd’hui !
Le doublement de la préposition de ajoute à l’idée de progressivité. Il est aussi, très probablement le bégaiement du Chef, qui le rend encore plus touchant. Le pEUH de peu à peu, note l’apitoiement sur le sort du Chef. C’est une langue qui naît sous nos yeux dont la forme contient, complète ou modifie le sens des mots. Et le miracle est que jamais, sur près de 400 pages, cela n’ennuie ou ne pose problème. On rit beaucoup, on marche dans les pas erratiques du narrateur (qui s’auto-désigne par le nom de Le Chef), on partage ses tribulations, ses envolées injurieuses (il jure comme l’ivrogne qu’il est), ses délires mystiques, ses considérations poétiques sur le monde qui l’entoure – car l’homme est lettré, cultivé, poète, malgré ses ivresses fréquentes, son œil manquant et son allure débraillée.
Il règle ses comptes avec la littérature de son pays, étripe les poètes de son temps qu’il jette allègrement dans un sac poubelle (sauf lui bien sûr).
Le Chef n'écrit plus de poésie _____ il considère donc que les poètes taïwanais devraient en faire autant, qu'ils devraient tous cesser d'écrire : de toute façon il n'y en a pas un seul qui soit capable de de d'écrire un bon poème ______ aucun ne vaut _____ les poèmes de de du Chef que c'est ____il vaudrait donc mieux pour tous que que que qu'ils cessent de de de de de faire des vers.
Le ton du Chef est agressif, sa logorrhée grossière et colorée, mais peu à peu (pEUH à pEUH ?) le personnage se dessine dans une humanité touchante à force de se confronter à l’absurdité de la société des hommes en trimbalant ses casseroles et ses maux. Il est cabossé par la vie, la pauvreté, les rixes, les affections physiques mais il lui reste, mordicus, un cœur et une âme qui lui permettent de survivre et de rester debout, face à l’ordre kafkaïen du monde.
Kafka bien sûr, dans le dérèglement absurde de l’organisation sociale, de ses méandres administratifs, de ses injonctions incompréhensibles. Mais aussi – et surtout – James Joyce dans le combat au corps-à-corps que livre Wang Wen-hsing contre la langue, contre sa langue. Car, comme chez Joyce, on a le sentiment prégnant que la langue ne suffit pas à dire, qu’il faut la marteler, la modeler, lui donner les formes les plus inattendues pour l’adapter aux besoins d’écrire, aux élans de l’âme. L’auteur, comme Joyce, tord le cou à la langue chinoise (française pour nous lecteurs de ce livre). Qu’on en juge par cet extrait qui ne manque pas d’évoquer Finnegans Wake.
QuEN la lumière revIN, il se dépêcha de sortir, de retourner, dans le coin sombre, à l’extérieur du cinéma, pour les atTENdre. Nous restâmes debout à cet endroit, à cet emplacement, sans échanger un traître mot, nous restâmes, à moisir là, comme cela que nous fîmes. Le petit diable se mit à réclamer une glace, le Chef en l’occurrence se préparait à faire celui qui n’avait pas entendu qu’il était en train de de de faire, quand Su-Chen ------- ouvrit la bouche pour lui répondre : « Bon, d’accord, je vous invite allons-y ensemble ». « Comment ça, c’est mOÂi qui vous invite » DI le Chef […].
Reste la troisième grande ombre à convoquer au fil de cet ébouriffant roman : François Rabelais. Le Chef est un personnage rabelaisien de la tête aux pieds, dans ses éructations, ses « hénaurmités », ses repas pantagruéliques (quand il peut), sa sexualité, ses excès de toutes sortes. Et les personnages qui l’entourent ne le sont guère moins. La scène qui suit évoque directement les mégères des Guerres Picrocholines
Le regard noir, hostile, brillant d’un immense désir de vengeance, elle s’approcha de lui, et à brûle-pourpoint, tira sur le bon copain du Chef, --------- son moinillon ----------, et ils se déplacèrent de cette façon aux quatre coins de la pièce, --------- tournèrent sans relâche, virant à chaque coin, faisant trois, puis quatre petits tours, le Chef émettant de légers, de faibles, de presque inaudibles gémissements. Puis, --------- elle jeta un œil dessus, --------- le regarda, --------- bondit, vlan-vlan, vlan-vlan, elle lui flaqua de telles claques qu’elles lui firent tourner la tête et voir des étoiles. « Putain de merde, de trou du cul de ta mère de merde,…… » lâcha enfin le Chef, --------- en réponse elle lui donna des coups de poing […].
Roman de « laboratoire » ? Langue expérimentale ? Que nenni ! Ce roman est écrit dans une langue explosive, inventive, déroutante mais il est hyper-écrit, au millimètre (c’est bien le cas quand on voit le travail des espacements entre les mots !) C’est un plaisir de lecture de chaque instant, qui nous fait passer sans cesse de l’étonnement au rire, de l’incrédulité à la perception d’un réel enfoui. La langue foisonnante déconcerte au tout début mais s’insinue peu à peu et finit par éclater d’évidence.
Ce roman est un voyage lointain, pas seulement en Chine mais dans un pays de langue inconnue.
Et que dire enfin du travail extraordinaire (au sens le plus rigoureux du terme) de Camille Loivier qui réussit une véritable re-création d’un texte qui, lui-même, dans sa langue originale, s’invente en s’écrivant ? C’était une entreprise a priori impossible et, par son talent, la traductrice en fait une réussite parfaite, un grand événement littéraire.
Léon-Marc Levy
Wang Wenxing (chinois 王文興 ; pinyin Wáng Wénxìng ; Wade-Giles : Wang Wen-hsing), né en 1939 au Fujian (Chine continentale), est un écrivain taïwanais.
Wang Wenxing est l'un des écrivains importants du courant moderniste de la littérature taïwanaise. Il s'est fait connaître notamment avec son roman Processus familial paru en 1972. Avec une construction originale, le roman met en cause la piété filiale, l'un des fondements de la morale confucéenne. L'histoire racontée est en effet celle d'un fils se révoltant contre son père.
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