Un fusil, une vache, un arbre et une femme, Meir Shalev
Un fusil, une vache, un arbre et une femme, octobre 2017, trad. hébreu Sylvie Cohen, 394 pages, 21 €
Ecrivain(s): Meir Shalev Edition: GallimardIsraël est une nation fertile en paradoxes : on pourrait croire que ce pays, plus petit qu’une région française d’avant la réforme territoriale, entouré de voisins qui seraient enchantés de le voir disparaître et souvent firent ce qu’il fallait pour cela, aurait organisé toutes ses forces, déployé toutes ses ressources morales, humaines et intellectuelles, en vue de sa seule survie. À bien des égards, c’est le cas. Mais Israël possède également une production scientifique, technique (même les antisémites les plus acharnés se servent de clefs USB), poétique et romanesque de tout premier ordre. Le nouveau roman de Meir Shalev en apporte une preuve supplémentaire.
Meir Shalev est né le 29 juillet 1948 et ce millésime n’est pas anodin : l’écrivain a le même âge que l’État hébreu. Officiellement, en tout cas, car Herzl avait raison d’intituler son roman utopique Altneuland, selon un oxymore intraduisible en un seul mot français (« le vieux pays jeune »). Dès la fin du XIXe siècle, des Juifs s’installèrent sur des terres achetées le plus légalement du monde à des paysans arabes ravis de la bonne affaire et, pendant que la pire des catastrophes s’abattait sur leurs coreligionnaires restés en Europe, les Juifs d’Israël menaient une existence relativement paisible, quoique dure.
Le roman de Meir Shalev plonge ses racines dans cet Israël d’avant le 14 mai 1948. Il ne serait pas impossible d’en résumer l’action, mais on se gardera de le faire, car ce serait détruire un kaléidoscope délicat. Ce roman est, au sens étymologique du terme, un texte, un tissu formé de plusieurs fils que le romancier insère l’un après l’autre dans la trame. Le travail achevé, à la dernière page, le motif apparaît avec netteté.
La place centrale est occupée par une femme, Ruth Tavori, qui enseigne la Bible hébraïque en lycée et que vient interroger une historienne, Varda Canetti (elle étudie la théorie du « genre » dans le yichouv, en l’occurrence des villages agricoles fondés par le baron de Rothschild). Ruth est bavarde, elle a de la mémoire et beaucoup de choses à raconter. Sa famille, d’origine européenne, se nommait Tversky, patronyme hébraïsé en Tavori, hommage au Mont Tabor. L’arrière grand-père de Ruth décida de renoncer à la tradition des prénoms yiddish, qui fleuraient à ses yeux le ghetto et la servitude. Il baptisa ses fils Dov, Ze’ev et Arié : l’ours, le loup, le lion. Du loup, Ze’ev possédera la cruauté et même au-delà. L’histoire commence véritablement le jour où Ze’ev Tavori reçut en livraison un fusil, une vache, un arbre et une femme (« tout ce dont un homme avait besoin pour démarrer dans la vie ») – suivant cet ordre, qui a son importance. Son père lui envoya également un gros caillou de sa Galilée natale, destiné à être enchâssé dans un mur de la maison que Ze’ev construira, visible de l’intérieur (comme souvenir pour lui) et de l’extérieur (comme avertissement pour les autres). La femme a un nom, Ruth Blum. Elle épousera, pour son malheur, Ze’ev Tavori et tous deux seront les grands-parents de la narratrice. Le fusil, la vache, l’arbre et la femme détermineront le destin de la famille, qui possède une pépinière. Comme l’arbre sur le sol, le passé projette son ombre sur l’avenir. Les arbres (le caroubier, notamment) jouent un grand rôle dans le roman. On sait qu’il existe dans le judaïsme une fête mineure, non-biblique (et sans équivalent dans les autres religions), appelée « Nouvel an des arbres », Roch ha-chanah la-ilanot, où l’on mange des caroubes et au cours de laquelle on plante des arbres. Les personnages du roman ne sont pourtant pas des Juifs pieux de Mea Shearim ou de Gueoulah (popularisés par la série télévisée Les Shtisel), pour qui, en dehors de la Torah et du Talmud, rien n’existe. Les réminiscences bibliques affleurent néanmoins dans les pensées, les paroles et les situations : comme Abraham, Eitan (le mari de la narratrice) part avec son fils, sans que la mère soit associée au voyage (elle ignore où ils s’en vont). Mais, à la différence d’Isaac, le petit garçon ne rentrera pas. Il n’est pas dans l’ordre normal des choses qu’un père prie le kaddish pour son fils et Eitan s’enfermera douze années dans le silence. La Bible intervient même lorsque Ruth, la narratrice, mentionne Le Parrain, en précisant (dit-elle) qu’il s’agit du « film le plus biblique que j’aie jamais vu » (p.180). Comme chez Coppola, on trouve au départ un meurtre impuni (et même deux) et tout se passe comme si le sang appelait le sang. De même que Le Parrain dépasse le milieu italo-américain mis en scène, le roman de Meir Shalev est une grande œuvre de portée universelle, enracinée dans la terre d’Israël, ses arbres, ses pierres, sa longue mémoire.
Gilles Banderier
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