Un été en montagne, Elizabeth von Arnim (par Marc Wetzel)
Un été en montagne, Elizabeth von Arnim, Arfuyen, mars 2024, trad. anglais, Paul Decottignies, 238 pages, 17 €
On ne dira presque rien de l’intrigue, merveilleusement formée et suivie, souhaitant juste donner ici envie de découvrir le monde parfait (cohérent, malicieux, distingué) d’une auteure (1866-1941) anglaise, libre et juste (dont la délicatesse, la lucidité et l’humour ne pourront décevoir), ayant toujours vécu dans (mais non de) la haute société, et qui – mère comblée, veuve charmante, amante subtile – reste animée d’une sorte de fougue cosmopolite et d’une folle imagination condamnée à se reciviliser périodiquement en œuvres à succès. Disons seulement du contenu : une dame (la cinquantaine ?), fortunée et fine, vient, au sortir d’une première guerre mondiale qui a fait de sa vie socio-personnelle un champ de ruines, se réfugier un été dans une résidence de montagne (suisse), où elle n’aura – bien servie, indépendante et claire – qu’à retrouver rythme, goût de vie et son ordinaire joie de réfléchir et contempler. Jusqu’à ce que, selon le Journal de bord qu’elle tient ici-même pour nous, débarquent deux dames égarées et baroquement irrésistibles…
L’auteure, Elizabeth von Arnim (née Beauchamp, de parents anglais, en Australie, cousine de Katherine Mansfield, veuve en 1910 de l’aristocrate prussien Henning von Arnim, amante plus tard de H.G. Wells, et vite divorcée, plus tard encore, de Franck Russell, frère du célèbre Bertrand), est une femme qui a constamment joué franc-jeu avec sa condition : trop bien élevée pour se soucier (et nous ennuyer) de métaphysique, trop constamment nantie (malgré veuvage, pas-de-côté et exils) pour se mêler crédiblement (et prétendre nous entretenir) de politique, trop solitaire et imprévisible pour imposer quoi que ce soit de sa (redoutable) culture artistique. Que restait-il alors à cet esprit d’exception à utilement – et honnêtement, car on ne se refait pas – parcourir pour nous ? Eh bien, ce qu’on peut toujours faire sans s’exclure soi-même de ce qu’on devine ni accabler quiconque en particulier : de la psychologie (générale). Étudier ce que, d’ordinaire, les esprits font et défont les uns des autres dans la vie (presque) courante, et dire la vérité sur notre rapport si exigeant, ambigu et douloureux, à la vérité même. Voilà son projet de vacances, l’objet de sa confortable (mais intransigeante !) pause.
Son point de départ est, en effet, à peu près ceci : il nous arrive assez souvent, dans des conditions de prospérité, paix et entente moyennes et transitoires, mais assurées, de n’avoir guère qu’à nous supporter favorablement les uns les autres, à goûter (raisonnablement) à nos interactions, à calmement et honorablement nous découvrir mutuellement. En ce cas, comment se montrer pleinement et significativement humains, quand manquent tout à fait les foucades du génie, les prétentions de sainteté, les sollicitations de l’héroïsme et les rêvasseries de sagesse ? Quelles sont nos réelles ressources d’entre-humanité, à l’abri (confortable, mais tiède et terne) des exceptions du sort, des excès de tensions, de la double extrémité des urgences et des imminences ? À quoi pouvons-nous objectivement et loyalement occuper les rares loisirs de nous détacher ou relâcher de lui que peut offrir un destin ? Comment, pour le dire prosaïquement, enchanter nos sursis – ou cultiver au mieux les phases de paisible friche, de morne (mais confortable et commune) salle d’attente de la vie ?
Premier thème : la tyrannie paradoxale de l’altruisme (de la philanthropique courtoisie et de la civile indulgence). Il y a, nous dit l’auteure, une effrayante emprise sur nous de la bonté même qu’on nous manifeste, car (p.116) on n’ose plus la blesser. On est tenu de se conformer à la personne prétendument exemplaire que les autres s’empressent de révérer en nous : leur hyper-scrupuleuse prévenance nous tient. On ne peut plus décevoir un tel souci, chez autrui, de notre perfection ; surtout si cet autrui parle davantage qu’il ne pense, et comprend (assez logiquement) mal les limites de sa propre compréhension. Kitty Barnes, comme on le voit vite, fait partie de ces personnes fâcheusement bonnes, et redoutablement obligeantes :
« Ah, si Mrs Barnes était moins bonne, ou plus intelligente ! Mais la combinaison de la bonté avec une faible intelligence est inexpugnable. Il n’y a nulle part de passage. Rien ne passe. Il n’y a qu’à céder. On est écrasé. On devient esclave » (p.182).
Mais l’héroïque hôtesse n’ose rien en brusquer. Il faudra, sur le tard, un plus direct « oncle Rudolph » partageant l’avis que « si Kitty n’a jamais de tranquillité d’esprit, c’est parce qu’elle n’a pas d’esprit qui puisse la trouver » (p.221), et ose – bien qu’ecclésiastique – s’agacer d’une raseuse dégoulinante de sollicitude en ces termes : « J’aimerais qu’elle aille être altruiste dans sa chambre » (p.214), (ah, l’humour anglais, qui sait aimablement délocaliser d’abord ce qu’il vient détruire…). De même quand la miséricorde d’autrui fond littéralement sur nous, quand elle vient trop tôt, trop souvent, et quasi-préventivement au-devant de nous, la conclusion est claire : « Ce n’est pas une situation agréable, je crois, d’être enfermée dans une petite maison solitaire avec quelqu’un qui ne cesse de vous pardonner » (p.179). Bref, le bonheur qu’autrui trouve à nous aimer ainsi ne nous console pas. On préfèrerait presque le voir bien faire le mal, que si mal le bien.
Autre thème, celui des prouesses privées. Comment survivre à notre propre normalité, ne pas littéralement s’asphyxier d’un trop bien élevé « quant-à-soi » (p.91), résoudre les imbroglios d’une facilitation constante des efforts d’autrui ? Par exemple (scène magnifique, p.73) : comment, pour une digne et responsable maîtresse de maison, réveiller deux invitées-surprise lourdement endormies sur le canapé, sans offenser leur sommeil (en claironnant quelque chose) ni pourtant (en s’abstenant de tout bruit) étirer ou alourdir à proportion leurs gênes au réveil ? L’hôtesse passe en revue les solutions respectables. S’arranger pour faire judicieusement aboyer le chien Mou-Mou… mais il est le plus assoupi de tous, et, aussi intelligent que sa maîtresse, sent bien qu’on lui ferait jouer ici une partition étrangère à ses besoins et se rendort sans offrir le moindre grognement. Frapper contre une table par accident… mais la table est plus lourde encore qu’un sommeil d’hôtes, et son bois précieux et plein s’avère, intrinsèquement, insonore. Cogner contre lui-même, au passage, le service à thé qu’on apporte au jardin – mais comment l’entrechoquer significativement sans le briser ou ridiculiser sa noble et convenue adresse ? Et, généralement, comment lever les contradictions domestiques sans pouvoir recourir à la violence, ni, pourtant, exposer, si peu que ce soit, les malentendus et incompatibilités au plein jour ? L’épique gestion du quant-à-soi, entre proches d’inégal discernement et à l’inconscient si diversement dressé, est délicate : si trop d’expressivité – comme dit Alain – est impoli (ce serait accabler autrui de réponses dont il ignore les questions), trop de réserve est hautain et injuste (c’est comme écarter a priori quelqu’un de toute compréhension du malheur réel). Il faudrait, suggère Elizabeth von Arnim (p.91-92), ne confier à autrui que ce qu’on peut lui faire vivre, et ne garder pour soi que ce dont on a réellement failli (de détresse ou de joie) mourir ! Mais l’affaire est délicate : comment attendre d’autrui qu’il modère sa propre sincérité (ce qui fausse tout, écrivait Guitry, c’est que celui qui dit ce qu’il pense croit toujours dire vrai), et de nous-même que l’on puisse se cacher sa propre inauthenticité (alors que toujours, bien sûr, disait Jules Renard, « c’est l’homme que je suis qui me rend misanthrope »).
Aux femmes, hélas (autre joli et intrigant thème), montre notre auteure, les évidents remèdes psycho-sociaux (les jurons, l’invective ironique ou les comparaisons qui tuent, l’entêtement viril ou la couillue suffisance) sont moins accessibles, ou moins acceptablement loisibles qu’aux hommes). Trois passages l’éclaireront, respectivement, mieux :
« Les jurons, par exemple. J’hésite à le suggérer, mais il y a des choses à dire en leur faveur. Ils sont brefs. Ils font passer la mauvaise humeur. Ils purifient l’air. Les femmes expliquent, discutent et marchent sur la pointe des pieds avec beaucoup de tact autour de ce qu’elles pensent être vos sentiments ; et c’est sans fin » (p.179).
« Mais je ne suis pas guérie. Car lorsque j’ai été seule dans ma chambre la nuit dernière et que la maison s’est trouvée plongée dans le sommeil, un grand vide m’est venu, et mes belles paroles de défi de l’après-midi m’ont paru de pauvres choses, de pauvres choses minuscules, comme des kaisers en chemise de nuit » (p.169).
« Oncle Rudolph, ne pensez-vous pas que vous aimeriez d’abord en savoir plus sur Dolly ? Je veux dire avant de faire votre demande (en mariage) ?
– “Non !” a crié mon oncle.
Ensuite, il m’a dit sur un ton plus calme qu’il serait capable de voir au travers d’un mur de briques, comme la plupart des hommes, et que Dolly n’est pas un mur de briques, mais la femme idéale. Que pourrait-on lui apprendre qu’il n’ait déjà vu par lui-même ? Rien.
Que faire avec un homme amoureux ? Rien, dirais-je » (p.211-212).
Comme le sait (et nous le fait gentiment saisir) l’auteure, la lucidité à l’égard de soi est jugée moins séduisante (donc moins légitime !) chez une femme (« C’est très gênant quand on n’est pas aussi âgé à l’intérieur qu’à l’extérieur » est une remarque dont spontanément on lui sera moins gré qu’à un homme). Par exemple penser, avec profit et détachement, à la vieille personne qu’on sera, parce qu’être claire sur son avenir brouille un peu la grâce présente, est chose moins bien vue. Le droit de se savoir vieillir est plus chichement mesuré à la femme. Elle s’en divertit, dès lors, ici, d’autant !
« J’ai l’idée que ce qui amusera réellement le plus cette vieille dame, cette sorte de vieille chose philosophique toute ridée, ce seront toutes les fois où je me suis sentie mal à l’aise. Elle sera elle-même si bien à l’aise, si détachée de tout, si parfaitement impartiale, que les rébellions, les contorsions et les malheurs de la créature qu’elle a été ne pourront que la faire rire » (p.160).
Ce huis-clos de tout confort et diaboliquement bien intentionné (qui constitue le premier roman de la toute nouvelle collection dédiée d’Arfuyen) est une merveille de finesse et d’ironique justesse, qui fera découvrir une auteure à la fois sophistiquée et étonnamment naturelle, comme son héroïne le dit ici, si drôlement, d’elle-même :
« On peut aisément se priver d’être naturel lorsque cela ne dure pas trop longtemps ; il n’est pas de grâce qui soit impossible pour un peu de temps. Mais lorsqu’on se trouve en huis clos pendant des semaines en compagnie de deux autres personnes dans une maison de montagne isolée, il faut, tôt ou tard, être naturel – ou bien, tôt ou tard, mourir.
C’est pourquoi, ce matin, je suis descendue pour le petit-déjeuner déterminée à l’être » (p.118).
Marc Wetzel
Elizabeth von Arnim (1866-1941). Ses nombreux romans ont connu un vif et durable succès de son vivant, et continuent à séduire et intriguer. Sont disponibles aisément en français : Avril enchanté ; La bienfaitrice ; Mr Skeffington… Le présent roman, Un été en montagne (In the Mountains, 1920), est ici traduit en français pour la première fois.
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