Un désir de quel genre ?
Jeudi, quatorze heures.
De cette place devenue mienne, mon regard pénétrant me déclare. Le sien répond invariablement, depuis quatre mois, d’une indifférence polie adressée équitablement à toute l’assistance.
Ces prunelles vibrantes d’intelligence sont-elles donc hermétiques au jeu de la séduction ? Ces paupières ne cèdent-elles jamais ? Mais à force de revenir m’asseoir à cette même place, me déclarer, peut-être…
Le secret de mon désir m’épargne, entre autres, les objections de bon sens qui ne manqueraient pas de venir à ma rescousse si je me confiais à quiconque. Mais je méprise tout aveu fait à d’autres qu’à l’objet de mes vœux.
« Je te désire » – et ce tutoiement serait ma première caresse – lui soufflerais-je dans une circonstance que mon imagination n’a pas encore forgée. Mes bras l’enserreraient, pour me blottir ou embrasser, qu’importe la distribution des rôles tant que ceux-ci n’acquièrent pas trop de réalisme.
Mais est-ce, sous ces vêtements trop amples, ce corps mince aux formes mal dessinées que je convoite ?
Sa voix assurée a posé les bases d’une leçon faussement classique. Son originalité est déconcertante et je suis sous le charme d’un discours habile. Sa culture ignore à l’évidence tout préjugé sexuel.
Le ton, le phrasé possèdent la puissance la plus dangereuse, celle qui s’ignore.
Mais est-ce sa voix enthousiaste qui m’envoûte ou ce que cette voix professe ?
Je me laisse subjuguer. Il est question du « concept de désir de Platon à Schopenhauer ». Le statut d’auditeur libre me dispense d’examen. Je suis là par curiosité. Je suis là pour envier la chaîne d’or discrète plongeant dans son col entrouvert. Quel talisman s’y est pendu, brillant pour la satisfaction de sa seule poitrine ?
Commentaire du Banquet de Platon :
J’avais conservé du lycée un souvenir attendri du mythe d’Aristophane, le poète. Des êtres sphériques ne formaient qu’un corps à deux sexes, d’hommes, de femmes ou d’un de chaque s’ils étaient androgynes. Provocant de leur orgueil les dieux, ces bienheureux furent punis, divisés en deux moitiés. Éperdues, celles-ci se cherchent encore dans l’espoir de ne reformer plus qu’un. Tel est le sens de la quête amoureuse.
Presque cruellement, quelques arguments ont raison de cette bluette et les doigts tournent agilement les pages pour s’attarder – finalement peu – sur ce que Socrate a à enseigner de l’amour, lui le philosophe.
Les doigts aux ongles soignés m’obsèdent. S’ils effleuraient ma peau ou la palpaient comme ils empoignent la couverture jaunie de la vieille édition bilingue…
Socrate, donc, en embuscade depuis le début du dialogue, assène que Éros est désir, c’est-à-dire manque. Ni beau ni bon, il est en quête de ce qu’il ne possède pas, la beauté et le bien inaccessibles aux hommes sous leur forme idéale.
Je déchiffre péniblement les lettres grecques organisées en schéma au tableau et je me perds dans la numérotation d’une édition achetée en hâte pour me donner une contenance.
Mais comment me concentrer quand ses pas s’aventurent entre les rangs et m’apportent un parfum d’agrume subtil ?
Il arrive que dans le soleil de l’après-midi, son buste s’allonge sur ma table en une ombre fantastique. Je baisse un instant la tête – qu’il serait étrange, ici, de fermer les yeux comme dans un baiser – mais sa parole me tient par un fil. Le soleil reprend ses droits sur ma feuille à peine noircie. Je ne relirai pas mes notes.
Deux heures remplissent ma semaine. Que fais-je des cent-soixante-six restantes sinon subsister ? J’ai oublié.
« Je vous désire » lui déclare mon attention durant que son propos s’égrène. Je rêve d’un trouble illuminé que je lirais soudain sur ses traits pâlis par la tentation. Et après…
Quel est ce désir au fantasme d’une suite absent ?
Mon souhait exaucé me le dévoilerait.
Pourtant, sa gouaille analysant la tentative de séduction ratée d’Alcibiade sur Socrate me blesse comme la vivisection publique de mon cœur.
Alcibiade s’est fait amant de ne pas être aimé, bellâtre transformé en corrupteur ridicule puis désespéré. Comme si la jeunesse et la beauté suffisaient au vieux sage ! Alcibiade sous-estime son mystère ; il ne saura que ce qu’il découvrira par lui-même.
Et moi, qu’embrasserais-je si j’étreignais enfin cette silhouette furtive ? Je relèverais sur son front, pour le frôler de mes cils, la courte ondulation de ses cheveux et peut-être même baiserais-je le sillon qui l’anime. Avant de…
Mais son corps m’échappe et le mien ne sait attirer ses pensées.
Je vis d’un désir. Mais du désir de quoi ?
***
Quel était ce désir ? Un faux pas de sa part, l’égarant en marge de son image idéalisée, aurait suffi à l’écorner.
Quel virus l’a insidieusement dissipé ? Rien ne semble changé, pas même moi que la surprise et la désolation du vide accablent.
Ou alors la lassitude d’une attente vaine car s’il n’y a pas d’amour impossible – rien n’empêche d’aimer, surtout pas le désamour de l’être aimé – il y a des amours inutiles, celles qui ne nous rendraient pas plus heureux à tout bien mesurer.
Que reste-t-il de mon désir, sinon l’irritation persistante d’une piqûre d’insecte ? À ces rendez-vous hebdomadaires qui n’en étaient que pour moi, il s’est exacerbé. À espérer qu’il soit deviné et partagé, il s’est épuisé.
Que désirais-je ? Je doute à présent que sa réalisation ait pu me l’apprendre.
J’explore cette défaillance à la façon des ruines d’un champ de bataille, pour raviver ce qui ne peut plus l’être. Tourner autour des cendres de mon désir défunt, c’est encore le respirer.
Au réveil d’un sommeil lourd, je regrette les nuits où je provoquais son image pour mieux en rêver, dans un état de demie-veille délicieuse. Ma patience était l’empreinte de sa présence à venir.
Je me blottis au creux de la solitude approfondie par la passion disparue.
Était-ce passion ? Oui, si passion est souffrance.
Était-ce passion ? Oui, si passion est besoin effréné de se sentir exister.
Je me blottis en murmurant du Georges Bataille.
« Si tu possédais l’être aimé, ce cœur que la solitude étrangle formerait un seul cœur avec celui de l’être aimé ».
« Si tu possédais l’être aimé… »
Que signifie « posséder » ?
Les vestiges du désir, de l’amour, ces vestiges sont les mots.
Et aussi la musique que j’écoutais en boucle du temps que je l’aimais.
Marie-Pierre Fiorentino
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