Un désir d’humain « Les love doll au Japon », Agnès Giard
Un désir d’humain « Les love doll au Japon », août 2016 (Prix Sade 2016), 376 pages, 25,90 €
Ecrivain(s): Agnès Giard Edition: Les Belles Lettres
Agnès Giard est une jeune chercheuse qui explore le monde le l’éros et plus particulièrement son développement dans certaines marges (parfois très larges) de la culture nippone. Dans son dernier livre, elle s’intéresse aux « love doll » japonaises, présentées par leurs fabricants et selon une « belle » tartufferie non comme objets (de luxe) sexuels mais en tant que « filles à marier ». De fait elles deviennent, et si l’on peut dire, le cache-sexe de la misère sexuelle et de la solitude. Visage absent, corps édulcoré cette poupée-ustensile de grandeur nature fluidifie le manque par approximation.
Souvent ces poupées sont façonnées avec les yeux à demi-fermés. C’est la cas de celle nommée « Madoromi » et que l’auteure définit ainsi : « une jeune fille au bord de la narcose, commercialisée par la firme Level sur le modèle de la Pieta ». Agnès Giard a d’ailleurs interviewé son créateur, Sugawara. Il se dit inspiré par les Vierges de la Renaissance italienne et leur pureté. Le créateur précise : « les hommes veulent préserver l’innocence de la poupée. Elle possède quelque chose qu’il faut protéger : une histoire d’amour inavouée, un secret lourd à porter, un cœur brisé… (…) Au client d’imaginer ce qui rend la poupée si mélancolique ».
Sous la carapace « théorique » du créateur se cachent sans doute des motivations plus troubles. Agnès Giard les met à nu. Elle définit bien le rôle que revêt (si l’on peut dire) une telle poupée : « Eternellement étrangère à l’homme, inconsciente des actes qu’il accomplit sur son corps, la poupée reste plongée dans sa léthargie, préservée par l’ignorance d’un monde qui ne peut pas l’atteindre. Le sommeil la protège ».
Ce que l’artiste nomme sa « somnophilie » donne toute liberté au voyeur consommateur. Il peut jouer à sa guise d’une intimité – ou sa feinte dans une sorte d’union. Le rôle d’un tel visage joue un rôle primordial dans la jouissance. Comme si « endormie » elle était encore plus nue et abandonnée en révélant un fantasme bien connu dans l’érotisme (celui de l’amour pratiqué avec une femme qui dort). Ainsi offerte, la poupée, d’une part semble la « chose » du voyeur, et d’autre part elle n’apparaît plus en possibilité de juger celui qui la possède. A une absence répond une autre absence en ce qui tient d’un miroir narcissique absolu. Il se referme sur le consommateur sans qu’il le comprenne. Mais, disons, que ce n’est pas son problème…
La carburation du fantasme trouve de quoi alimenter une économie libidinale au rabais. Intrinsèquement de tels « produits » posent les problèmes fondamentaux du voir et de la possession d’une femme en un déplacement « jouet-sif ». L’objet-sujet permet par ailleurs d’entretenir de facto la convention collective des pactes sociaux forgés par les hommes et pour eux. Cette femme devient la fausse note qui permet au chœur masculin de pousser des brames érotiques sans sortir de sa tour « d’y voir ». Visage fermé, corps édulcoré, cette poupée-ustensile de grandeur nature fluidifie le manque par approximation. Elle propose la vision d’une « pin-up » idéale, fétichisée, espérée peut-être. Et le tour est joué là où une certaine apathie crée moins une stupeur qu’un rempli de l’imaginaire.
Jean-Paul Gavard-Perret
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