Un dernier verre à l’auberge, Emmanuel Moses (par Philippe Leuckx)
Un dernier verre à l’auberge, janvier 2020, 56 pages, 13 €
Ecrivain(s): Emmanuel Moses Edition: Editions LanskineL’univers poétique de Moses n’est guère éloigné de celui dans lequel il plonge Monsieur Néant, héros malgré lui de son roman, paru à La Bibliothèque.
On retrouve ce goût d’un réalisme décalé, mâtiné de fantastique ordinaire, d’incongruités de sens, et d’une tendre mélancolie.
Proche de Zbyněk Hejda, le Tchèque, redevable à Supervielle de son réalisme magique et tristounet, Moses flirte avec la nuit, les bars, enfin, une auberge, puisqu’il s’agit de boire (« allons boire quelque part, à l’ombre, en silence », p.14), et l’auberge sera citée elle, plus tard, plus loin (« Tu pars de chez toi pour aller boire un dernier coup à l’auberge/ Pourquoi avoir choisi ce village paumé ? », p.36).
Les présences (un je, un tu, une ombre, quelqu’un) rendent encore plus indécidables ces fantômes de la réalité, chers à Moses ; l’amateur de Prague insinue ici des décors, des atmosphères, des récits, des instants de ville, qui échappent à la pure réalité et y retournent par l’écriture : il suffit d’une notation, d’une image pour faire basculer le poème dans un fantastique un peu glauque, un peu déjanté, forcément poétique.
L’asile a fermé et les fous ont été rendus à leurs familles (p.44).
Une mouche bien grasse est venue s’endormir sur mon mur (p.45).
Le mystère tient à ce secret de l’écriture qui réserve – comme chez André Hardellet – une surprise digne de Lewis Carroll. Un éléphant, bien étrange, parcourt les pages, quand ce n’est pas Dieu ou un réalisateur mort ou encore un fossoyeur de « temps morts » ou bien un « bon vieux messie… sur son âne blanc ».
Moses sait écrire, et les images signent la fin du jour (« l’heureuse heure du soir »), ou encore le territoire du poème pur, sans temps, sans lieu (« sans bien savoir quel fut ce lieu/ Ni vers où sont tournés nos visages »).
Comme chez Supervielle (et l’enfant aux escaliers), on « monte » à l’heure « bleue comme la nuit » dans « l’escalier » dont l’ascension et les étages sont interminables.
Kafka parfois pointe aussi le bout du nez, le « temps le trompait », et le poète prend la peine de décrire « les habitants (qui) déambulent sans but dans les rues », puisqu’il faut coûte que coûte sauver par les mots « ce monde qui s’éteint peu à peu » (p.22).
Les étoiles ressemblent à des larmes : le poète déniche un « dieu » étrange, pressent sa mort, convoque ses héritiers, cuisine un « poisson rouge », se transforme en « anguille » (« je m’échappe à moi-même ») et trousse son propre portrait, à coups de poèmes anciens, d’art poétique (« Un poème fait de rien/ Une poignée de sable ou un mouton de poussière/… Un poème qui pourtant grandit…
Comme l’enfant » (p.34).
Le très beau poème (presque pessoen) de L’heure de ma mort consigne :
Je suis moi jour et nuit
Et nul autre jamais que celui qui souvent vous écrit
Du fin fond de son lit
Le lecteur, lui-même convoqué, entend bien cette chute autobiographique :
Pensez à un poète qui a eu le tort d’hésiter un instant, tout entier à la genèse d’un oiseau (comme le fit Magritte).
Le passé, l’enfance, la « poussière » honorée d’un poème : l’univers ici décliné, très personnel, convie le lecteur à se laisser porter par les mots, les images bizarres, le réalisme ancré, et toutefois contredit le vers d’après.
Allons boire les vers de Moses !
Philippe Leuckx
Emmanuel Moses, né en 1959, poète et prosateur, a notamment écrit : Il était une demi-fois ; Monsieur Néant ; La paix de Jérusalem. Prix de l’Académie française.
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