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Un dédale de ciels, Benoît Reiss (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 28.06.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Arfuyen, Poésie

Un dédale de ciels, Benoît Reiss, Arfuyen, juin 2022, 120 pages, 13 €

Un dédale de ciels, Benoît Reiss (par Marc Wetzel)

 

« Je marche en compagnie de mon arrière-grand-père

sur un chemin de terre dans la plaine du Forez

dans mon pays dit-il

avec cette drôle de fierté

mon ombre enveloppe la sienne

ses sandales sont couvertes de poussière

il me montre sur ses jambes ses avant-bras ses joues les éraflures

mes médailles mes blessures gagnées dit-il

contre l’écorce l’ongle des arbres dans le verger voisin

je vole les pommes

je les tiens

lui et sa fierté

par la main… » (p.26).

 

La plupart des ancêtres sont, logiquement (par l’âge, et le temps qui fait passer tout réel), ou aléatoirement (par persécutions, guerres, exils ratés, pandémies, diverses dévastations broyant les exemples qu’ils n’ont souvent pas eu loisir de devenir) morts : ils marchaient devant nous (leurs descendants), mais ont disparu, comme tombés dans des trous, eux-mêmes à leur tour cachés. Avant-garde désormais évanouie, et comme devenue indétectable sur un sol que nous arpentons à neuf, et sans leur sensible épaisseur : prédécesseurs à jamais privés de tout présent autre que le leur. Deux possibilités seulement, dès lors : les inviter fantasmatiquement dans notre présent, se déporter nostalgiquement dans ce que et ce qui fut le leur. Benoît Reiss choisit, cavalièrement, résolument, jubilatoirement, la seconde : le parti-pris à la fois grandiose et dérisoire du puzzle de la famille posthume. Et l’auteur a la grand-parentalité particulièrement diverse, activiste et accueillante : son écriture est infaillible passeport, doux sauf-conduit et comme odorant fil d’Ariane, chez ces fantômes généalogiques, qui se préfèrent ici revenus à ailleurs revenants, heureux de cette occasion d’y relire leurs présents. Ce n’est donc pas du tout nostalgie, ni d’abord la nôtre – mais bien plutôt, si l’on peut dire : nosthédonie (nostos : retour ; hédonè : plaisir), un ravissement de revenir, et qui est plutôt le leur ! Ecrire vient donc ici leur tenir la main là où ils furent : rien n’est dérangé, nul n’est trahi, les ciels de jadis sont rétablis et leur normale dispersion d’alors forme rétrospectivement dédale temporel, comme dit le titre.

C’est donc un auteur, qui, fondamentalement, fait place (à d’autres), et même leur redonne une place d’être perdue : il ne « s’efface » pas pour autant, il vient plutôt voir comment leurs tableaux s’écrivaient. Il pousse les milliers de portes d’entrée du labyrinthe (le dédale de ce que ceux qui lui ont donné vie ont reçu, en leur temps, d’elle) – et nul n’entre pourtant de gaieté de cœur dans un endroit construit pour en masquer la sortie ! Mais c’est un dédale de ciels, et il n’y en a qu’un : regroupant les ciels, il les laisse s’éclairer l’un à l’autre. Il visite littéralement ses ancêtres en leur permettant de puiser les uns aux autres, de se rejoindre (mieux qu’ils ne l’auront jamais pu), comme un monsieur bons-offices de leur historicité. Il re-greffe à loisir des « branches » de la famille poussées souvent sans s’être mutuellement rencontrées, voire connues, voire même imaginées. Il a la légitimité d’être leur alors imprévisible confluence, résultat acquis revenant marier les divers principes dont il dérive. Page après page, ces souvent inconnus les uns des autres jouent, grâce à lui, ensemble : à toutes sortes de jeux – aux normes délicieusement hybrides, aux règles superbement mêlées ! Guides infaillibles, à la fois purs (exclusivement faits de leur mémoire) et impudiques (aucune contenance à adopter dans leur néant !) qui peuvent, extraordinairement, se prendre eux-mêmes à l’âge qu’ils veulent, et donner ainsi à conserver leurs vénérables petits métiers et grandes manies. C’est donc clair : la poésie sauve imaginairement mieux les expériences des êtres humains que ne le font réellement la chronique, l’almanach et l’histoire culturelle. Ainsi :

 

« Le grand-père de mon arrière-grand-père se vante de pouvoir construire un château de neige

grandeur nature, précise-t-il

il écarte les bras

les lève en l’air

par gestes me montre le donjon

les remparts (…)

il a seulement besoin de neige

il me demande

veux-tu bien être un flocon ? » (p.87).

 

« Dans son atelier

mon aïeule fabrique un vitrail

elle me montre comment peindre le verre

l’enchâsser dans le plomb

elle attend la venue de la nuit

pose le vitrail contre la fenêtre

l’obscurité n’empêche pas les couleurs

de glisser en songe sur les murs sur le sol

elle nous protège seulement

du regret de saisir » (p.70).

 

« Le tramway chahute les passagers dans son ventre de métal (…)

je suis assis sur une banquette

à côté du père de mon arrière-grand-mère

il m’apprend le nom de chaque rue ruelle

venelle

me désigne les portes cochères (…)

comme l’imbécile je regarde son doigt

où vont et viennent les disparus et les vivants » (p.66).

 

« la Loire est sombre

sa surface à peine ridée dans le midi d’été

douce comme une peau intouchable

la rive où pénètrent mon arrière-grand-mère et sa fille

est un pré d’herbes hautes

vite ma grand-mère s’accroupit

se cache sous les herbes remonte robe baisse culotte

et pisse » (p.64).

 

« le Shtetl où vit le père de mon arrière-grand-père

se trouve dans une vallée

qui ressemble

à s’y tromper

au pavillon d’un phonographe

le père de mon arrière-grand-père

fabrique là des rouleaux pour les pianos mécaniques

il poinçonne le métal

melodie

et harmonie

ses mains ne seraient pas plus agiles

si elles travaillaient encore cent ans » (p.50).

 

Toujours ces sortes de clampins tutélaires, ranimés par l’auteur (et, en réalité, toujours un peu rudement secoués pour les éveiller de dormance) à divers spots de sa frondaison généalogique, nous reçoivent (aimablement) pour être sollicités là où eux-mêmes ne l’attendaient pas. Car, bien sûr, le texte leur pose des questions posthumes – qu’ils ne peuvent donc pas entendre –, pour obtenir des réponses hors d’eux écrites – qu’ils ne peuvent donc pas contrôler. Mais c’est l’amour, et lui seul, qui les marionnettise ainsi, et un pur amour, noble, désintéressé, puisqu’au mieux l’auteur vient se reperdre avec eux dans leur cheminement ruiné. Avec, permises par ce doux et délirant procédé de mise parachutée en abyme, à l’occasion, de géniales interférences, par exemple (p.100) entre conte et histoire lors d’une visite de Pétain (lui-même joyeusement marionnettisé), ou, dans le plus beau des ciels de ce dédale (p.80), entre Thésée et le Minotaure.

 

« Août

mois du blé en faisceau

mon grand-père récolte les fruits, les légumes dans le potager près de la maison

admirez ce bon Français qui travaille son jardin

déclare le maréchal

il désigne mon grand-père aux journalistes qui l’accompagnent

plus tard

le soleil bas feu lointain

essuie son rouge contre la haie les peupliers

mon grand-père

mains encore noires de terre

rit de bon cœur au voisin qui traduit dans sa langue

les mots du maréchal » (p.100).

 

« Mon aïeul travaille dans le Wiener Zentralfriedhof (cimetière de Vienne-Centre)

depuis tellement d’années qu’il ne les compte plus

il porte un magnifique uniforme bleu nuit

des épaulettes

une casquette rutilante à visière rigide

il me conduit à travers les allées larges

tranquilles (…)

le travail de mon aïeul consiste à couper les ongles des morts

à l’aide de tout petits ciseaux

qu’il tient serrés dans la poche de sa veste

il marche un pas devant moi

raconte

bien sûr les ongles des morts continuent de pousser

ils fouissent la terre sans relâche (…)

existences aveugles

souterraines

soudain il s’accroupit au bord d’une allée

sous l’ombre d’une butte d’herbe

il commence à creuser

un instant

avant que le bec brillant des ciseaux ne le coupe

j’aperçois

sous les mains de mon aïeul

un ongle se dresser hors de terre

curieux

étonné

avide de comprendre encore » (p.80-81).

 

On l’a compris (« Aux Justes/ qui ont sauvé mes grands-parents » dit la page 4) : ce bouleversant et si mystérieux Benoît Reiss est l’aède d’une diaspora enfuie et enfouie, devant et pour laquelle il « pousse les wagons de mots » (p.69).

 

Marc Wetzel

 

Benoît Reiss, né à Lyon en 1976. Etudes de Lettres modernes. A longtemps vécu au Japon, où il a enseigné le français. Poète, mais aussi auteur de romans et récits. Il est depuis 2017 codirecteur de Cheyne éditeur, avec Elsa Pallot.

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A propos du rédacteur

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.