Un dédale de ciels, Benoît Reiss (par Marc Wetzel)
Un dédale de ciels, Benoît Reiss, Arfuyen, juin 2022, 120 pages, 13 €
« Je marche en compagnie de mon arrière-grand-père
sur un chemin de terre dans la plaine du Forez
dans mon pays dit-il
avec cette drôle de fierté
mon ombre enveloppe la sienne
ses sandales sont couvertes de poussière
il me montre sur ses jambes ses avant-bras ses joues les éraflures
mes médailles mes blessures gagnées dit-il
contre l’écorce l’ongle des arbres dans le verger voisin
je vole les pommes
je les tiens
lui et sa fierté
par la main… » (p.26).
La plupart des ancêtres sont, logiquement (par l’âge, et le temps qui fait passer tout réel), ou aléatoirement (par persécutions, guerres, exils ratés, pandémies, diverses dévastations broyant les exemples qu’ils n’ont souvent pas eu loisir de devenir) morts : ils marchaient devant nous (leurs descendants), mais ont disparu, comme tombés dans des trous, eux-mêmes à leur tour cachés. Avant-garde désormais évanouie, et comme devenue indétectable sur un sol que nous arpentons à neuf, et sans leur sensible épaisseur : prédécesseurs à jamais privés de tout présent autre que le leur. Deux possibilités seulement, dès lors : les inviter fantasmatiquement dans notre présent, se déporter nostalgiquement dans ce que et ce qui fut le leur. Benoît Reiss choisit, cavalièrement, résolument, jubilatoirement, la seconde : le parti-pris à la fois grandiose et dérisoire du puzzle de la famille posthume. Et l’auteur a la grand-parentalité particulièrement diverse, activiste et accueillante : son écriture est infaillible passeport, doux sauf-conduit et comme odorant fil d’Ariane, chez ces fantômes généalogiques, qui se préfèrent ici revenus à ailleurs revenants, heureux de cette occasion d’y relire leurs présents. Ce n’est donc pas du tout nostalgie, ni d’abord la nôtre – mais bien plutôt, si l’on peut dire : nosthédonie (nostos : retour ; hédonè : plaisir), un ravissement de revenir, et qui est plutôt le leur ! Ecrire vient donc ici leur tenir la main là où ils furent : rien n’est dérangé, nul n’est trahi, les ciels de jadis sont rétablis et leur normale dispersion d’alors forme rétrospectivement dédale temporel, comme dit le titre.
C’est donc un auteur, qui, fondamentalement, fait place (à d’autres), et même leur redonne une place d’être perdue : il ne « s’efface » pas pour autant, il vient plutôt voir comment leurs tableaux s’écrivaient. Il pousse les milliers de portes d’entrée du labyrinthe (le dédale de ce que ceux qui lui ont donné vie ont reçu, en leur temps, d’elle) – et nul n’entre pourtant de gaieté de cœur dans un endroit construit pour en masquer la sortie ! Mais c’est un dédale de ciels, et il n’y en a qu’un : regroupant les ciels, il les laisse s’éclairer l’un à l’autre. Il visite littéralement ses ancêtres en leur permettant de puiser les uns aux autres, de se rejoindre (mieux qu’ils ne l’auront jamais pu), comme un monsieur bons-offices de leur historicité. Il re-greffe à loisir des « branches » de la famille poussées souvent sans s’être mutuellement rencontrées, voire connues, voire même imaginées. Il a la légitimité d’être leur alors imprévisible confluence, résultat acquis revenant marier les divers principes dont il dérive. Page après page, ces souvent inconnus les uns des autres jouent, grâce à lui, ensemble : à toutes sortes de jeux – aux normes délicieusement hybrides, aux règles superbement mêlées ! Guides infaillibles, à la fois purs (exclusivement faits de leur mémoire) et impudiques (aucune contenance à adopter dans leur néant !) qui peuvent, extraordinairement, se prendre eux-mêmes à l’âge qu’ils veulent, et donner ainsi à conserver leurs vénérables petits métiers et grandes manies. C’est donc clair : la poésie sauve imaginairement mieux les expériences des êtres humains que ne le font réellement la chronique, l’almanach et l’histoire culturelle. Ainsi :
« Le grand-père de mon arrière-grand-père se vante de pouvoir construire un château de neige
grandeur nature, précise-t-il
il écarte les bras
les lève en l’air
par gestes me montre le donjon
les remparts (…)
il a seulement besoin de neige
il me demande
veux-tu bien être un flocon ? » (p.87).
« Dans son atelier
mon aïeule fabrique un vitrail
elle me montre comment peindre le verre
l’enchâsser dans le plomb
elle attend la venue de la nuit
pose le vitrail contre la fenêtre
l’obscurité n’empêche pas les couleurs
de glisser en songe sur les murs sur le sol
elle nous protège seulement
du regret de saisir » (p.70).
« Le tramway chahute les passagers dans son ventre de métal (…)
je suis assis sur une banquette
à côté du père de mon arrière-grand-mère
il m’apprend le nom de chaque rue ruelle
venelle
me désigne les portes cochères (…)
comme l’imbécile je regarde son doigt
où vont et viennent les disparus et les vivants » (p.66).
« la Loire est sombre
sa surface à peine ridée dans le midi d’été
douce comme une peau intouchable
la rive où pénètrent mon arrière-grand-mère et sa fille
est un pré d’herbes hautes
vite ma grand-mère s’accroupit
se cache sous les herbes remonte robe baisse culotte
et pisse » (p.64).
« le Shtetl où vit le père de mon arrière-grand-père
se trouve dans une vallée
qui ressemble
à s’y tromper
au pavillon d’un phonographe
le père de mon arrière-grand-père
fabrique là des rouleaux pour les pianos mécaniques
il poinçonne le métal
melodie
et harmonie
ses mains ne seraient pas plus agiles
si elles travaillaient encore cent ans » (p.50).
Toujours ces sortes de clampins tutélaires, ranimés par l’auteur (et, en réalité, toujours un peu rudement secoués pour les éveiller de dormance) à divers spots de sa frondaison généalogique, nous reçoivent (aimablement) pour être sollicités là où eux-mêmes ne l’attendaient pas. Car, bien sûr, le texte leur pose des questions posthumes – qu’ils ne peuvent donc pas entendre –, pour obtenir des réponses hors d’eux écrites – qu’ils ne peuvent donc pas contrôler. Mais c’est l’amour, et lui seul, qui les marionnettise ainsi, et un pur amour, noble, désintéressé, puisqu’au mieux l’auteur vient se reperdre avec eux dans leur cheminement ruiné. Avec, permises par ce doux et délirant procédé de mise parachutée en abyme, à l’occasion, de géniales interférences, par exemple (p.100) entre conte et histoire lors d’une visite de Pétain (lui-même joyeusement marionnettisé), ou, dans le plus beau des ciels de ce dédale (p.80), entre Thésée et le Minotaure.
« Août
mois du blé en faisceau
mon grand-père récolte les fruits, les légumes dans le potager près de la maison
admirez ce bon Français qui travaille son jardin
déclare le maréchal
il désigne mon grand-père aux journalistes qui l’accompagnent
plus tard
le soleil bas feu lointain
essuie son rouge contre la haie les peupliers
mon grand-père
mains encore noires de terre
rit de bon cœur au voisin qui traduit dans sa langue
les mots du maréchal » (p.100).
« Mon aïeul travaille dans le Wiener Zentralfriedhof (cimetière de Vienne-Centre)
depuis tellement d’années qu’il ne les compte plus
il porte un magnifique uniforme bleu nuit
des épaulettes
une casquette rutilante à visière rigide
il me conduit à travers les allées larges
tranquilles (…)
le travail de mon aïeul consiste à couper les ongles des morts
à l’aide de tout petits ciseaux
qu’il tient serrés dans la poche de sa veste
il marche un pas devant moi
raconte
bien sûr les ongles des morts continuent de pousser
ils fouissent la terre sans relâche (…)
existences aveugles
souterraines
soudain il s’accroupit au bord d’une allée
sous l’ombre d’une butte d’herbe
il commence à creuser
un instant
avant que le bec brillant des ciseaux ne le coupe
j’aperçois
sous les mains de mon aïeul
un ongle se dresser hors de terre
curieux
étonné
avide de comprendre encore » (p.80-81).
On l’a compris (« Aux Justes/ qui ont sauvé mes grands-parents » dit la page 4) : ce bouleversant et si mystérieux Benoît Reiss est l’aède d’une diaspora enfuie et enfouie, devant et pour laquelle il « pousse les wagons de mots » (p.69).
Marc Wetzel
Benoît Reiss, né à Lyon en 1976. Etudes de Lettres modernes. A longtemps vécu au Japon, où il a enseigné le français. Poète, mais aussi auteur de romans et récits. Il est depuis 2017 codirecteur de Cheyne éditeur, avec Elsa Pallot.
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