Un coup de vent - Journal de lecture du Don Quichotte en la Pléiade (6)
Nous voilà arrivés au plus célébrissime tableau des prouesses de notre chevalier : son combat contre les moulins à vent. Un épisode si exemplaire qu’il en est devenu proverbial. Au delà de la farce évidente, la question peut être soulevée de ce qui fait que cette déroute-là est devenue emblématique de l’œuvre. Fuyant tous les commentaires existant, le lecteur essaye de faire le ménage dans les images, réminiscences, allusions, références partielles et partiales qui peuvent malgré lui revenir concernant cette histoire de combat contre des moulins pris pour des géants. Tenter d’arriver le plus vierge et disponible possible au texte et à l’histoire. Non pas s’imaginer ou essayer de se prendre pour le lecteur d’il y a quatre siècles, mais simplement essayer d’être un lecteur détaché de tout ce qui peut faire commentaire et qui précéderait à l’œuvre elle-même, la transformant en une espèce de commentaire sur le commentaire de l’œuvre et sur l’œuvre elle-même. Puisse le vent qui fait tourner les moulins faire un peu le vide et permettre une lecture qui ne puisse surtout pas dire « oui, oui, je sais » et qui ne se rassure pas dans la confirmation de ses connaissances et de son opinion. Que le vent souffle et qu’il nous transporte au côté des personnages, poussant au loin notre voix importune, effaçant la rumeur bruissante des exégèses, des interprétations et des possibles trahisons.
Ils cheminent de concert et nous voilà donc quatre – voire cinq – sur le chemin, Don Quichotte chevauchant Rossinante, Sancho Pança sur son âne (qui n’a pas eu l’honneur d’un baptême), le narrateur et auteur (sont-ils un ou deux ?) et le lecteur. Don Quichotte a son double renversé, son écuyer aussi petit que lui est grand, raisonnable que lui est « fou », aussi inculte que lui est plein de ses lectures, montant une monture aussi commune que Rossinante est (ou serait) exceptionnelle… La figure de ce duo à la fois dissonant et parfaitement accordé traverse la littérature et ses dérivés, jusqu’aux séries télévisées où le duo « improbable » est devenu une convention scénaristique quasi « incontournable » comme l’on dit aujourd’hui. Il se pourrait bien que ces deux-là en soient le prototype. Mais revenons à nos moulins.
Première surprise pour le lecteur, le célébrissime épisode occupe à peine deux pages dans notre édition ! Il semblerait que l’efficacité visuelle de la scène soit la dimension la plus exemplaire du tableau. Voilà que l’art de Cervantès s’impose comme héritier des farces médiévales et comme ancêtre lointain des maîtres de ce qu’on appellera quelque trois siècles plus tard le slapstick : une géométrie des objets et des corps qui ordonne la chorégraphie des gifles, des tartes à la crème, des poursuites et de l’art de bien choir. Une jonglerie du réel que des Harold Lloyd, Buster Keaton, ou même un Jacques Tati élèveront au rang d’art, déjouant le tragique de la condition humaine dans le minutieux réglage des baffes et des gaffes.
N’y aurait-il que cela ? Une note de l’appareil critique re-contextualise notre histoire : en ce temps-là, les moulins à vent était chose fort nouvelle dans la Mancha… Et nous voilà avec une possible lecture politique de ce passage : c’est au progrès et à la technologie industrielle balbutiante que s’en prend le chevalier. Et l’on se dit que notre petit étonnement de ne pas voir un personnage de meunier sortir du ventre d’un des géants peut aussi n’être pas un simple « oubli »… Tout comme Chaplin n’aura pas besoin d’un maître de la machine pour montrer l’inégalité du combat entre homme et machine industrielle dans Les Temps modernes. Mais peut-être est-il un peu hors de propos de se lancer dans une lecture d’économie politique des aventures de notre lecteur en armure. Sans doute. Quoique…
Rapidement voilà le chevalier en selle qui trouve branche pour faire lance (le moulin ayant réduit la sienne en morceaux) et s’en prend maintenant à des moines faisant escorte à une dame de rang. Moines dignes de son intérêt car sa clairvoyance a reconnu des démons que seul un chevalier saura mettre en déroute. Sancho Pança mènera lui aussi son combat, tout aussi peu glorieux, avec des valets qui appartiennent au même monde que lui, à la même classe sociale dirions-nous aujourd’hui. Au même « ordre » conviendrait-il sans doute de dire pour ces temps. Chacun cherche querelle et bataille au sein de son propre ordre, et il s’agit de ne pas déroger à cela, le maître vient de clairement le dire à son écuyer. Décidément, nous voilà maintenant en train de glisser dans une lecture socio-politique de l’œuvre…
Pour en rajouter, voici que Cervantès oppose Don Quichotte à un écuyer… qui revendique le droit de combattre en s’affirmant noble lui aussi. Embarrassante situation… dont l’auteur se dégage d’une pirouette en suspendant là le récit, en en faisant le reproche au narrateur (à moins que ce ne soit l’inverse) et évoquant la défaillance des sources attestant la vérité du conte ! Le moment est venu de passer à la deuxième partie, au deuxième acte nous annonce l’auteur. Une manière de jeu complice à l’intérieur du récit et avec la complicité du lecteur transformé en témoin, non du récit, mais de son écriture. Jeu de miroir théâtral qui fait du livre une scène où chacun joue à jouer et où le lecteur doit accepter de jouer s’il ne veut pas se perdre. Ce délicieux brouillage entre scène de l’écriture et scène de la lecture rappelle au lecteur les jeux complices de Diderot (« Si vous me savez peu de gré de tout ce que je vous dis, sachez-m’en beaucoup de tout ce que je ne vous dis pas », nous dit-il dans les premières pages de Jacques le Fataliste), ou de Dickens (l’ouverture d’Oliver Twist) avec leur propre lecteurs.
Nous ne pouvons qu’accepter cette suspension du récit, tant elle est présentée avec élégance et savoir-vivre, en appelant à notre complicité, à notre bonne « intelligence » avec l’auteur. Nous ferons de même et prendrons congé de nos lecteurs à la fin de cette phrase.
Marc Ossorguine
Image : Lithographie de Ricardo Balaca (1844-1880), Edition du Don Quijote par Montaner y Simón, Barcelone, 1879
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