Un cœur pur, Sur les traces de Tintin au Népal, Maxime Dalle (par Patrick Abraham)
Un cœur pur, Sur les traces de Tintin au Népal, Maxime Dalle, éditions Herodios, février 2025, 175 pages, 22 €

Un cœur pur, Sur les traces de Tintin au Népal, de Maxime Dalle, n’est pas un banal récit de voyage de plus, avec les conventions obligées du genre, mais bien davantage : l’histoire, de l’enfance à la trentaine, d’une construction de soi (amicale, intellectuelle et spirituelle). Aussi, lorsque la relation d’un trek de Katmandou à Gosainkunda commence, au chapitre XIII (p.97), on a compris que si les lieux évoqués se repèrent sur une carte, si on peut suivre les trois amis randonneurs (le narrateur et ses complices, Archibald et Shylock) d’étape en étape, leur périple, quoique physique, est tout autant intérieur et participe non de la prouesse sportive (la stupide injonction moderne à « se dépasser » !) mais de la quête. Car pourquoi aller si loin et se confronter à la dure épreuve qu’est une marche en très haute montagne si ce n’est pas pour se donner rendez-vous ?
Les onze premiers chapitres racontent une trajectoire placée sous le signe tutélaire des personnages d’Hergé. Pourquoi Hergé et pourquoi Tintin ? Parce que le jeune reporter à la houppe et au pantalon de golf condense les trois vertus cardinales qui ont orienté la vie de l’auteur : la « camaraderie élective » qu’illustre la cohabitation à Moulinsart avec Haddock et Tournesol ; le goût de l’aventure ; l’insouciance heureuse face à la duperie sociale. Tintin ne travaille pas selon l’acception triviale du mot ; il ne vote pas ; il n’a pas de déclaration d’impôts à remplir ni de famille à nourrir ; et surtout l’ambition d’une carrière lui est royalement étrangère. Bref, c’est un irrégulier qu’on n’oserait proposer comme exemple à quiconque. Bien imprudents sont les parents qui continuent à le faire lire à leurs rejetons !
On ne s’étonnera pas que Dalle rappelle les noms des camarades ou des aînés qui lui ont permis de devenir ce qu’il est (Loïc et Pamé ; Jaovem et Goulven ; Antaba, « frère rimbaldien aux yeux bleu électrique », et Hippolyte, « poète au dandysme byronien », etc.) ; qu’il se soit enthousiasmé, à onze ans, pour les exploits d’Henri Guillaumet puis, plus tard, pour l’intransigeance de Bobby Sands, le « freedom fighter gaélique » (pp.54-55) ; ni que des groupuscules fondés sur l’amitié virile, les secrets partagés, la marginalité revendiquée, l’audace, l’aient captivé.
On découvrira, dans Un cœur pur, de justes pages où ce qui distingue la philia de l’eros (pp.84-86) est précisé. D’autres pages rendent hommage à de glorieux initiateurs, tels Nietzsche et Kazantzakis, et à René de Obaldia que l’auteur a visité l’avant-veille de sa mort, à cent-trois ans, en janvier 2022, et par lequel il a été en quelque sorte adoubé.
Quant à la décision de ce séjour au Népal, elle a été prise en 2021 à une table du Shambala, restaurant tibétain de la rue de Cambronne : il s’agit pour le narrateur et pour ses compagnons de s’acquitter d’une dette – envers Tintin, Milou et le petit Tchang bien sûr, envers eux-mêmes surtout.
Et en avant, moussaillons !
On croise en chemin de puissantes figures comme Torki Baba, « gourou à la barbe prophétique » de Bagdwar (pp.100-103), ce qui suscite une pertinente réflexion sur la spécificité de la méditation bouddhiste par rapport à la prière chrétienne (pp.106-108). Les anxiétés nocturnes liées à l’hypoxie ne sont pas masquées. Le passage le plus émouvant du livre, cependant, le plus « dallien », n’est pas narratif mais, dirais-je, apologétique, avec les « litanies haddockiennes » des pages 115-122, autre acquittement d’une dette, manuel de savoir-vivre intempestif ou éloge de la folie personnel dont on devrait imposer la lecture à tout lycéen se préparant à s’inscrire « sur » Parcoursup !
Plus les marcheurs approchent de leur but, plus le sens de leur équipée himalayenne se révèle jusqu’à une espèce d’illumination (ou de satori céleste pour rester dans le lexique bouddhique ?) qui leur fait voir, après avoir atteint Gosainkunda (pp.153-154) et alors que se dresse au loin le massif du Gosainthan, apogée de l’« expédition hergéenne », dans les contours d’un « formidable nuage » éclairé par le soleil couchant, la silhouette de Milou « aux couleurs jaunies de l’écharpe de Tchang ».
La boucle est bouclée, inutile de tenter l’ascension, périlleuse, vers le Surya Peak. Nos trentenaires (ou un peu plus) ont tendu la main à l’enfant qu’ils ont été et qu’ils n’ont jamais trahi. Ils peuvent redescendre, regagner Katmandou et ses plaisirs et rentrer en France.
Mission accomplie, capitaine !
Maxime Dalle, essayiste et romancier remarqué avec Dans les braises d’Hervé Guibert, et L’Étoile dansante (chroniqués ici-même), a fondé et dirige toujours deux revues, Phalanstère et Raskar Kapac, aux titres éloquents. Des numéros thématiques ont été consacrés aux anarchismes, aux mysticismes, aux « terres d’asile et d’exil », aux dandysmes, et à ces francs-tireurs impeccables que furent, dans leurs domaines respectifs, François Augiéras, Guy Hocquenghem, Edgar P. Jacobs, Yukio Mishima, Henry de Monfreid, Paul Morand, Maurice Ronet, Victor Segalen, ou Eric Tabarly, non pas modèles à imiter mais ouvreurs de voies, défricheurs de sentiers non frayés, « grands serruriers » pour reprendre la belle formule d’André Breton à propos de Lautréamont.
À travers l’œuvre qu’il construit avec patience et passion, Dalle est en train de s’inscrire dans leur lignée.
Patrick Abraham
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