Un cheval entre dans un bar, David Grossman
Ecrit par Anne Morin 07.10.15 dans La Une Livres, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Israël, Roman, Seuil
Un cheval entre dans un bar, août 2015, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, 228 pages, 19 €
Ecrivain(s): David Grossman Edition: Seuil
Qui n’a jamais vu un humoriste se pencher en bord de scène pour apostropher un ou plusieurs spectateurs qu’il ne « lâchera » plus de tout le spectacle ?
Dans la plus pure tradition du one man show, Dovalé harponne le public de la salle minable où il se produit pour un spectacle dont on apprendra que c’est le dernier : « Je vous offrirai un pot-pourri de mes vingt dernières années de carrière, comme c’était pas écrit dans l’annonce » (p.33).
C’est aussi le jour de son anniversaire. Peu à peu, son numéro de « clown » se délite. Un homme est là, dans la salle, invité par l’humoriste qui a suivi sa trace pendant des années (il a cinquante-sept ans), un ancien camarade de classe perdu de vue et retrouvé dans un camp de jeunesse, puis à nouveau emporté par la vie. Ironie du sort ? C’est un juge que Dovalé a invité là en lui demandant de lui dire, très précisément, comment il se tire de son spectacle, ce que les autres en face, le public et plus particulièrement lui, le juge à la retraite, renvoient de lui et ce qu’il retourne aux autres :
« Apparemment, il sollicitait une réponse de ma part, mais je ne savais pas quelle était sa demande. Peut-être l’avait-il déjà formulée et m’avait-elle échappé. Je me souviens d’avoir regardé mes souliers. Quelque chose en eux, dans leur façon de converger l’un vers l’autre, m’a soudain saisi à la gorge » (p.25).
Au cours de la soirée ce jeu de miroirs, encore faussé par l’ambivalence du personnage de Dovalé qui tour à tour se joue, joue un rôle et se dédouble, s’infligeant des gifles puis des coups de poing très violents, va lui permettre de s’exprimer, et au public, en retour, de manifester : « Imbécile, lâche-t-il d’une voix rauque, et c’est comme si la main, les doigts marmonnaient (…) Par-delà la main qui étreint son visage, il balance un sourire figé à l’assemblée, comme derrière un grillage » (p.38).
« Le poing vole si vite que je distingue à peine la main. J’entends le coup sur les dents de Dovalé qui s’entrechoquent, et toute sa figure se détache presque de son cou. Les lunettes tombent par terre.
Sans modifier son expression, il suffoque sous la douleur. De ses deux doigts, il relève les commissures de ses lèvres » (p.178).
Bien plus qu’un jeu de scène, c’est l’histoire d’un homme. Si on y prend un peu garde, on voit que le public est en outre un reflet de la société israélienne : des soldats en permission, des « fauteurs de troubles », des personnes aisées, des jeunes, une petite femme qui fut sa voisine et qui paraît en arbitre : « Je n’ai pas du tout changé ? raille-t-il. Non, non, non, je n’ai pas changé ? Il cache son front avec sa main et l’observe avec des yeux fiévreux. Le public suit, fasciné par ce qui se déroule devant lui : le tissu de la vie qui se métamorphose en bonne blague » (p.57).
Tous sont venus pour rire, se distraire, oublier, s’oublier. Il en faut pour tous les goûts dans ce spectacle total, car ce que Dovalé joue ce soir, c’est sa vie : son jeu de scène, lorsqu’il se rassemble,se remembre, est révélateur : « Il se lève. Ramasse en silence ses membres étalés sur le plancher, l’un après l’autre – un bras, une jambe, la tête, une main, le postérieur –, comme des vêtements éparpillés. Un rire étouffé se répand dans le public comme je n’en ai pas encore entendu ce soir. Rire d’étonnement face à la méticulosité, à la finesse, à l’intelligence de l’acteur » (p.90-91). Dovalé joue le ludion entre passé et présent, culpabilité et circonstances atténuantes, mime et étoffe de la réalité.
Et voilà qu’il sert à son public une histoire dont celui-ci ne veut pas : venus voir un Scapin, ils affrontent littéralement la statue du Commandeur : « La tension est palpable, comme si la rumeur se répandait que quelque chose n’allait pas » (p.62).
« A nouveau règne le silence le plus complet et l’atmosphère devient suffocante. L’idée que jamais il ne va se relever de son fauteuil passe par la tête de tous les spectateurs, semble-t-il. Comme si chacun d’entre nous pressentait que quelque part, dans on ne sait quel tribunal lointain et arbitraire, le sort de Dovalé se jouait à pile ou face » (p.70).
« On y est. Presque par hasard. J’attends depuis quinze jours, depuis notre conversation téléphonique, qu’il en vienne là. Qu’il m’attire avec lui dans ce gouffre » (p.98).
Véritable mise à nu, procès où le public ne sert que de chambre d’écho, de pré-texte. Dovalé traîne, comme un condamné un boulet, sa vie, son passé non évacué, non soldé, émaillant son discours de blagues, jusqu’à le rendre incohérent – au premier regard, au premier mot, au premier sang, c’est ce que le lecteur croit –, n’est-il pas lui, Dovalé, ce « cheval qui entre dans un bar… ? » On peut noter, en passant, que c’est la seule blague, située à mi-parcours, non achevée.
Personnage inachevé, au passé en pointillés, grotesque au sens premier du terme, c’est-à-dire à la fois risible et effrayant. Parce qu’il s’interroge, il interroge chacun sur lui-même, grotesque parce qu’image renvoyée, reprise en miroir déformant, déformée par les personnages du public, se cognant à leur propre existence. Grotesque de la vie dont on ne sait pas bien, finalement, s’il veut s’en punir ou s’en décharger.
Anne Morin
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A propos de l'écrivain
David Grossman
David Grossman (en hébreu : דויד גרוסמן ), né le 25 janvier 1954 à Jérusalem, est un écrivain israélien, auteur de romans, d'essais et de livres pour la jeunesse. C'est l'une des figures de la littérature israélienne.
A propos du rédacteur
Anne Morin
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Rédactrice
genres : Romans, nouvelles, essais
domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...
maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...
Anne Morin :
- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.
- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.
- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :
- La partition, prix UDL, 2000
- Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.