Un bonheur viril, La Trilogie du Losange, Tome III (inédit), Françoise d’Eaubonne (par Yasmina Mahdi)
Un bonheur viril, La Trilogie du Losange, Tome III (inédit), Françoise d’Eaubonne, novembre 2022, 320 pages, 20 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette FouqueNous pouvons rencontrer chez les saints une délicatesse et une bonté féminines ainsi qu’une sollicitude véritablement maternelle envers les âmes qui leur sont confiées, et, à l’inverse, chez les saintes, une intrépidité, une fermeté et un esprit de décision virils (Edith Stein)
Pourquoi les hommes ont disparu ?
Un bonheur viril est le dernier tome de La Trilogie du Losange, de Françoise d’Eaubonne (1920-2005). Le thème de ce roman d’anticipation s’inspire d’une époque masculiniste tellement oppressive qu’elle a causé la disparition des hommes et la révolte des femmes, la fin de l’andocentrisme, l’avènement de l’« ère Ectogenèse », où les derniers rescapés, des éphèbes transgenres, étaient faits prisonniers. Les femmes ont alors inauguré la toute nouvelle société matriarcale du Losange. Le pouvoir « viril » est abouché à l’industrie, au rendement massif, au profit, et « un oligopole » impose un capitalisme brutal, avec le fascisme comme système politique.
C’est par la voix d’Erwin Tusdock, le plus important et le plus riche des industriels, que nous découvrons le sort réservé par les hommes aux malheureuses femmes et petites filles. Cette société hétéro-patriarcale repose sur l’industrialisation à outrance qui a entraîné la dévastation de la nature, la pollution mondiale, imposant des activités genrées, clivées, entre « femmes exploitées et hommes divinisés ». Afin de devenir un homme, un vrai, la gent masculine doit obéir à des règles précises, d’abord l’annihilation du moi sensible et réceptif du « féminin ». La femme représente tous les maux de la terre, est rendue responsable des « grandes famines, de la surpopulation des secteurs africains et asiatiques ». Une politique eugéniste est alors mise en place.
Françoise d’Eaubonne emploie un ton caustique pour faire parler Erwin (homosexuel inconscient) chez lequel les clichés abondent : « mes jeux avec Jewel, sur la plage ; comme si ces ébats si fréquents qui sont un des charmes de l’enfance mâle pouvait soutenir la moindre comparaison avec l’ignominie d’un adulte de mon sexe qui foule aux pieds le respect qu’il se doit et la gratitude à Dieu et à la nature de l’avoir “fait homme et non femme” comme dit la prière matinale des Hébreux. (…) L’homosexualité mâle – j’entends bien la passive, l’autre n’est qu’une erreur ridicule – est une banqueroute ; le saphisme est un hold-up ». Déclarations combien prédictives que l’on retrouve dans les groupuscules d’extrême-droite. Les caractères masculins sont agressifs et sauvages, correspondant à des fonctions supposées viriles (syn. : « mâle énergique, puissant, musclé, robuste, invulnérable ») : ingénieur, aventurier, coureur de jupons, mystique, entrepreneur, sculpteur de pierre. À ce sujet, F. d’Eaubonne ne cesse d’interroger le lien de la masculinité normative avec la virilité, nécessairement lié à une domination qui exclut les femmes en leur interdisant d’adopter les traits et les privilèges de la virilité. Et le protagoniste Erwin Tusdock cherche sans répit cette forme d’idéal : la masculinité hégémonique.
Formatés par leur éducation, les garçons rêvent sur les « hommes aux nerfs d’acier qui ne cédaient jamais à leurs besoins ni à leurs peurs et se montraient prêts, partout et toujours, à servir les intérêts de leur pays » – un univers d’heroic fantasy. Racisme et misogynie sont montrés dans leur violence extrême. Les théories chauvines et sexistes fonctionnent au même niveau, prônant l’éradication d’une partie de l’humanité, une sorte d’hitlérisme. Les hommes et les femmes sont de fait, réduits à une essence, et cette essentialisation se veut scientifique, vérité absolue et incontestable depuis l’antiquité et l’éviction biblique d’Ève. L’autrice use de la palinodie pour les discours des hommes qui contredisent l’avènement de « l’écoféminisme » des deux romans précédents, Le Satellite de l’Amande et Les Bergères de l’Apocalypse. D’Eaubonne, pionnière de l’écoféminisme, pousse l’horreur assez loin, notamment lors de scènes pédophiles, de viol et de torture… En plus de subir des sévices psychologiques et des actes de barbarie, le continent des femmes se voit abaissé au « cheptel reproductif ». Notons des passages lyriques, très beaux, dont les tournures de style ne sont pas sans rappeler celles du grand Zola, se documentant avant d’écrire, tournures assorties d’un lyrisme profus, une « expression subjective (…) l’expression d’un sujet singulier qui tend à métamorphoser, voire à sublimer le contenu de son expérience et de sa vie affective » (Jean-Michel Maulpoix) : « sous le contrôle des fermetures électromagnétiques de mes portes ondulait fixement, dans la lumière noire du projecteur mural, ma fontaine parfumée au forsythia (…) Lydie n’avait pas changé ou à peine ; la vague harmonieuse de sa capeline du même miel que ses cheveux sur sa joue de nacre dorée, sa tunique d’un blanc de crème nouée d’une rose à la hanche, ses ailerons de taffetas aux épaules […] ». Françoise d’Eaubonne brode avec des fils de soie un atroce tableau généré par des idées irrédentistes éructées par des « gynophobes ». Cette dystopie porte sur « les excès du patriarcat », l’usure du corps des femmes et les appétits morbides pour satisfaire « la volupté du mal ».
Yasmina Mahdi
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