Un Batman dans ta tête, David Léon
Un Batman dans ta tête, 2011, 64 pages, 11,50 €
Ecrivain(s): David Léon Edition: Espaces 34Les deux derniers mots
Le monologue tient une place particulière dans la longue histoire du théâtre, au point de s’émanciper pour devenir un genre, une œuvre, et ne plus être seulement un moment de la parole comique ou tragique, sans doute parce qu’il peut sonder l’âme humaine avec une acuité, une puissance langagière hors norme. La pièce de David Léon s’inscrit dans cette perspective contemporaine de la parole interdite, déréglée. Faire entendre cette voix-là, c’est justement ce que donne le texte de Un Batman dans sa tête.
Toutefois il faut aller un peu plus loin dans cette approche. En effet, il ne s’agit pas ici de monologue mais d’un « soliloque masculin ». David Léon fait soliloquer le jeune Matthieu, c’est-à-dire, à en croire la définition de ce verbe, le faire parler à soi-même, mais aussi lui faire répondre à une interrogation qu’il se pose à lui-même. L’architecture de la pièce repose sur cette binarité : lancer la machine de la parole sans continuum et trouver enfin le moyen de prononcer les deux derniers mots du texte. Le soliloque est verbe fou ?
L’épigraphe, citation du psychanalyste Searles, introduit en amont du texte l’univers de la folie, celle de l’internement (« la chambre d’asile »), de la camisole d’isolement (p.17), du traitement médicamenteux, à la même page. Il y a le sang versé, les crises et les cris, le suicide. Mais tout se passe dans le texte par l’entrée des voix, à la manière de la fugue musicale, dont la source demeure instable, incertaine et par là-même menaçante. Je ne dit pas je mais ON prend la parole, prend le pouvoir. Au tout début de la pièce, le lecteur pourrait croire que ce On est la fratrie puisqu’il évoque « le père », p.2, mais cela se dérègle peu à peu. L’unité de lieu de cette voix n’est autre que la tête de l’adolescent : le mot plus de 30 fois est répété comme un signe de ce flot de conscience cadenassé qui avance sans logique chronologique, sans progression logique. Le texte se présente comme une suite de lignes. Le texte est comme le tissu « décousu ». Le jeu vidéo Batman prend lui aussi le relais. Il guide en quelque sorte le jeune joueur dont il est substitut et double, « l’enfant monstre ». Autour de cette voix, surgissent des répliques au sens dramatique du terme, notées avec tirets et en italiques. C’est essentiellement la mauvaise mère qui s’exprime, qui parvient à inscrire dans le réseau complexe des voix entendues ses propos haineux comme par exemple p.21, 25, ou pleins de mépris pour son mari, p.28. Le père, être faible, tente de s’approprier la parole, il est celui qui veut apprendre le sens des mots à Matthieu. Mais ce qui frappe davantage dans le texte de David Léon, c’est l’écholalie, écriture de la répétition lancinante, écriture psychiatrique et théâtrale. Et la mère, la « marâtre », focalise ce piétinement du sens qui tourne en rond jusqu’au vertige dans la périphrase qui la désigne :
La femme qui ne voulait pas être la maman qui criait les cris tout le temps.
Le nombre de citations est impressionnant (34 fois) et parcourt l’ensemble de la pièce. La phrase elle-même et ses variantes sont construites sur l’enfermement, l’impossible échange avec l’autre comme le montre le complément d’objet interne, tautologique : crier des cris.
Matthieu, dont nous arrivons malgré tout à savoir qu’il vit dans une petite ville, au bord de la mer, arrive à raconter. Il fréquente l’école avec Maxime. Comme les gens de son âge, il va à la piscine, il joue à son jeu vidéo offert par son père, torture les animaux, boit de la bière et se drogue. Sa sœur est amoureuse de Franck. Il s’« asticouille » et découvre la sexualité des garçons. Il y a en lui la violence du sang. Matthieu passe sous un train et la voix continue comme dans une catabase à parler de sa mort, de son corps disloqué (la tête sans le reste du corps), de son corps de cendres (p.11). La mémoire aussi produit du verbe, courts flashes de moments passés à la plage qui sont malgré la redite (« on se souvient » anaphorique) comme des instants libératoires et d’ou émerge presque le bonheur (p.19). Matthieu ou ses voix parlent avec ses propres mots de jeune adolescent : retour du pronom ça, on, familier, vocabulaire familier… Le texte d’ailleurs va vers l’apaisement, vers la fin du soliloque suicidaire. Deux paroles se reconnaissent différentes, une question suscite une réponse.
Tu te rappelles ? (p.31 et p.32)
Oui. Je.
Les deux derniers mots de la pièce résonnent comme une reconquête de soi, le soliloque a d’une certaine manière été « épuisé ». Retour au silence, au noir du théâtre. Et Matthieu peut-être sauvé de lui-même. La pièce de David Léon montre une fois encore comment le théâtre et sa parole disent toutes les humanités fragiles, désespérées. Ecriture de nos folies, que le soliloque magnifique de l’auteur puis du comédien Thomas Blanchard porte avec tendresse, violence et poésie.
La pièce, Un Batman dans ta tête, été lue le 21 septembre dernier dans le cadre d’Ecritures en marche, invitée par la compagnie La bulle Bleue à Montpellier.
Elle sera jouée du 24 au 28 février 2014 au CDN Théâtre des 13 vents à Montpellier, dans une mise en scène d’Hélène Soulié du collectif EXIT, et ensuite à Paris du 11 mars au 21 mars 2014 au Théâtre de la Loge.
Marie Du Crest
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