Un bâtard en Terre promise, Ami Bouganim (par Gilles Banderier)
Un bâtard en Terre promise, Editions La Chambre d’Echos, février 2018, 173 pages, 16 €
Ecrivain(s): Ami BouganimLa parution de Sérotonine, de Michel Houellebecq, fut l’occasion de rappeler ce principe bien connu des études littéraires : la distinction entre auteur et narrateur. Non, ce n’est pas Houellebecq qui a critiqué telle ville de l’Ouest de la France, mais son narrateur ; de même que c’était le narrateur d’Extension du domaine de la lutte qui affirmait que « Rouen a dû être une des plus belles villes de France ; mais maintenant tout est foutu. Tout est sale, crasseux, mal entretenu, gâché par la présence permanente des voitures, le bruit, la pollution. Je ne sais pas qui est le maire, mais il suffit de dix minutes de marche dans les rues de la vieille ville pour s’apercevoir qu’il est complètement incompétent, ou corrompu » (chapitre 3).
D’un côté, on ne peut s’empêcher de penser que cette distinction entre auteur et narrateur dégage un net parfum de sophistique, qui permet à l’auteur d’écrire ce qu’il a envie d’écrire et de s’abriter ensuite derrière un être de papier. Mais, d’un autre côté, admettre l’existence d’un narrateur permet de résoudre d’inévitables contradictions, voire des apories (qui est le porte-parole de l’auteur, à supposer qu’il y en ait obligatoirement un ?). Le narrateur des Particules élémentaires ou de Sérotonine est et n’est pas Michel Houellebecq. Du point de vue de la logique aristotélicienne, c’est difficile à admettre, mais si Aristote jugeait la fiction supérieure à l’histoire au point de vue de la vérité, il aurait pu en dire autant de la fiction par rapport à la logique.
On gardera à l’esprit ce distingo entre auteur et narrateur pour lire Un bâtard en Terre promise d’Ami Bouganim, une voix francophone venue d’Israël. Certes, l’auteur a des points communs avec le narrateur : en admettant que ce dernier soit né quelque part, tous deux sont originaires de la côte atlantique du Maroc (Essaouira, Casablanca) et ont émigré en Israël. L’auteur partage-t-il avec le narrateur sa détestation de l’État hébreu (« Dès le premier jour, je n’ai pas aimé ce pays. Peut-être parce que j’étais un pur produit de Casablanca ; peut-être parce que j’avais quitté un paradis. Malheureusement, mon aversion n’a fait que croître avec les années », p.88) ; détestation générale qui s’étend aux moindres aspects de la contrée (ainsi cette remarque sur Tel-Aviv : « ces toits sous lesquels une ville se cherchait une âme et qui, lorsqu’elle désespéra de la trouver, se mit à vibrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre en quête de talent qu’elle ne trouvait pas, de génie, qu’elle n’aura plus, de gaieté qu’elle délaie dans le mauvais goût », p.115) ? Bouganim est-il aussi pessimiste que son « héros » (« Dieu est criminel et l’homme est à son image. Sans plus », p.63) ? Bouganim professe-t-il une admiration aussi rentrée pour Spinoza (« Le dernier mot sensé en matière de judaïsme, je le sais aujourd’hui, a été prononcé par le Grand Hérétique d’Amsterdam et tout ce qu’il a trouvé à dire était que Dieu est nature naturante, que l’homme est l’un de ses modes et que toute l’éthique se réduit à pratiquer la charité et la justice », p.22) ? Quoi qu’il en soit de Dieu, de la nature ou de Spinoza, le narrateur, solitaire farouche et célibataire endurci, un Norman Bates levantin sans les tendances homicides, a longtemps vécu avec sa mère avant de l’embaumer pour la garder chez lui pendant dix ans, sous une cloche de verre. Même s’il est délicat de définir avec précision ce qu’est la normalité, cette situation digne de Psychose montre que le narrateur échappe sensiblement à cette catégorie.
Un bâtard en Terre promise est un roman de la déception non surmontée, celle qu’éprouvèrent sans doute beaucoup de Juifs marocains arrivés en Israël : « Ils s’interdisaient de dire du mal de la terre sainte, ils en avaient dit tant de bien, pendant une si longue période, de génération en génération, qu’ils ne pouvaient se dédire sans commettre le pire sacrilège. Ils n’avaient d’autre choix que de taire leurs critiques et d’assumer leur désenchantement », p.84). Mais ils n’en pensaient pas moins.
Demeure cependant une tache aveugle, un fait refoulé : en 1948, l’Algérie et le Maroc comptaient respectivement 140.000 et 265.000 Juifs. En 2011, il n’y en avait plus que 1500 et 2700. Ces chiffres dignes de la Pologne ou de l’Ukraine pendant la Shoah dissimulent une réalité simple : les Juifs algériens ou marocains, qui pourtant étaient installés depuis longtemps, ont été chassés en direction d’Israël lorsque ce pays fut créé. Par un paradoxe sinistre, à l’arrière-plan du roman d’Ami Bouganim, l’existence d’un État juif a mis fin à des siècles de présence juive au Maghreb.
Un bâtard en Terre promise peut être lu comme un plaidoyer en faveur d’un « autre Israël », qui aurait été et serait un pays « normal ». Mais la normalité est aussi difficile à définir en géopolitique qu’en psychologie et aucun des États qu’on qualifierait de « normaux » ne partage depuis plus de sept décennies ses frontières avec d’autres États qui ont juré sa disparition. Cette exception peu enviable, assortie du fait qu’Israël est une expérience sans équivalent dans l’Histoire, explique bien des choses.
Gilles Banderier
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