Un balcon en forêt, Julien Gracq (par Marie-Pierre Fiorentino)
Un balcon en forêt, 230 pages, 19 €
Ecrivain(s): Julien Gracq Edition: Editions José Corti
À se fier au titre, on imaginerait une maisonnette ou une grande cabane à l’orée d’un bois ; à toute heure du jour, les planches craquantes suspendues dans le vide seraient un point d’observation privilégié pour vacancier en mal d’aventure, citadin en quête de nature.
Mais n’est-ce pas un peu dans cet état d’esprit que l’aspirant Grange s’installe dans la maison forte des Hautes-Falizes ? De l’autre côté de la frontière belge vers laquelle court la Meuse, la rumeur de l’invasion allemande gronde mais en cet automne doux, qui pourrait croire à l’imminence de la guerre ?
Grange prend donc dans les Flandres ses quartiers – bientôt d’hiver – en même temps que ses habitudes et qu’une maîtresse. Ou c’est plutôt elle, Mona, qui le prend comme amant de même que les trois hommes sous ses ordres, le caporal Olivon, Gourcuff et Hervouët l’adoptent comme chef et le capitaine Varin comme oreille complaisante pour de sombres prédictions.
Mais Grange ne se laisse pas atteindre par les « tête-à-tête singuliers » avec ce supérieur bougon, dont il sort « mi-amusé, mi-remué ». Et il est furieux mais non pas inquiet lorsqu’un lieutenant en visite au blockhaus lui parle sans détour : « Un bon conseil pour votre bouteille. Je m’arrangerais pour changer d’air. Cette machinette qu’on vous a louée en forêt, savez-vous comment j’appelle ça ? Sans vouloir vous vexer, j’appelle ça un piège à cons ».
Ce n’est donc pas une villégiature mais la drôle de guerre que Gracq raconte dans ce récit qui constitue un épisode immobile et navrant de l’histoire de France.
Le décor, posé quelques pages après l’entrée en scène du protagoniste, devient rapidement un personnage à part entière. Cette forêt n’est jamais lassante. Gracq aborde en géographe ses courbes de niveaux, en poète ses sonorités et ses couleurs, en peintre ses clairs-obscurs. « L’ombre plumeuse d’un nuage traversait la route, regrimpait le taillis d’un coup de rein souple de bête agile ». Comment s’étonner que là, Grange, « dans le premier demi-sommeil […] écoutait pousser la forêt » ?
Cette pousse est plus dynamique que les militaires et politiciens français frappés d’un attentisme qu’aucune stupeur ne peut excuser. Car pour être stupéfait, il faut voir ; or, ceux de 39-40 sont – presque – tous aveugles. Alors qui, puisque la vie s’offre encore avec tous ses possibles, voudrait croire à l’imminence de la guerre ?
Surtout quand l’amour, surgi sans préméditation ni complication à la faveur d’une rencontre sur un chemin, devient le cocon d’une existence qui n’a pas besoin d’être double tant la mission aux Falizes semble de tout repos. Dans les scènes intimistes, Gracq a le génie des évocations au trouble persistant comme l’odeur de la peau désirée et goûtée sur sa propre peau. Quand il dénude les corps, c’est pour les faire habiter des nuits capitonnées d’improbables linges. Les étreintes sont des gestes blottis à l’abri de la pluie, de la neige.
Alors Grange, qui pourtant entend et voit les mouvements au-delà de la frontière, si proche, est-il admirable de sang-froid ou méprisable de naïveté ? Il feuillette, incrédule, les images des blindés allemands sur un document militaire, comme un enfant l’image d’un loup aux dents trop longues. Son histoire est celle de la France de cette fin de Troisième République, l’histoire d’un lent décillement, tellement lent que l’évidence n’en vient finalement pas à bout. Grange traite les signes de plus en plus lisibles par le mépris, par l’insouciance les paroles lucides des tiers de rencontre. Pour se protéger de la peur ou par bravade ? « Nigaud » lui assène sa maîtresse comme elle le couvre de baisers.
Et cet adjectif désuet lui sied à merveille, qui donne envie de lui botter les fesses ou de le consoler de ses angoisses – quand il en a tout de même. Mais l’histoire est sans pitié pour les nigauds. Elle glorifie au contraire, quoiqu’après coup, ceux qui ont vu venir de loin les événements.
C’est ainsi qu’à travers diverses voix, qui font parfois douter Grange sans le convaincre, se font entendre celle des détracteurs de la ligne Maginot mais surtout de de Gaulle, pas encore celui de l’appel du 18 juin mais l’auteur de Vers l’armée de métier et l’officier surnommé « colonel Motor » pour son insistance à vouloir équiper l’armée française, contre l’Allemagne nazie de plus en plus menaçante, de blindés. « Le moteur de cette armée qui muait avec trente ans de retard faisait repousser toute une hiérarchie oubliée ». L’issue de la drôle de guerre va dire qui, des anciens ou des modernes, avait raison dans l’État-Major.
Gracq place le lecteur, qui connaît nécessairement d’avance cette issue, dans la position où il entamerait la lecture d’un roman dont il connaîtrait le dénouement. Ce faisant il le place en position de juger le manque de clairvoyance de son héros.
Mais Gracq place aussi le lecteur, vis-à-vis de Grange, dans la position de celui-ci vis-à-vis de son propre avenir, probable mais pas certain. Un balcon en forêt est ainsi un roman captivant. S’y plonger nous rappelle que la littérature n’est qu’un rempart dérisoirement puissant pour ne pas sombrer, parfois, dans l’actualité comme on sombrerait dans un gouffre, attiré par le vide qui ne résout pourtant rien.
« Je vais peut-être mourir », songe l’aspirant Grange. La guerre, c’est avoir très peu de chances de mourir dans un lit.
Marie-Pierre Fiorentino
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