Ubik, Philip K. Dick (par Didier Smal)
Ubik, Philip K. Dick, éd. J’ai Lu, janvier 2023, trad. anglais, Hélène Collon, 320 pages, 7,40 €
Ecrivain(s): Philip K. Dick Edition: J'ai lu (Flammarion)
Publié en 1969, mais écrit en 1966, Ubik est considéré comme le chef-d’œuvre de Philip K. Dick, et est régulièrement cité parmi les meilleurs romans de science-fiction, voire, à en croire le magazine Time, parmi les meilleurs romans écrits en anglais au vingtième siècle. Et il est vrai que la première lecture de ce roman a été marquante, voire troublante. En effet, il s’ouvre sur une situation qu’on pourrait considérer comme conventionnelle dans le cadre de la science-fiction des années soixante : en 1992, la Lune a été conquise, la société est aux prises avec des personnes possédant des pouvoirs « psi » (télépathes, précogs – dont il faut contrer les agissements) et les morts sont maintenus dans une « semi-vie » qui permet à leurs proches de rester en contact avec eux. Dans ce contexte, Joe Chip travaille pour une « agence prudentielle » : sa fonction est de tester les « inertiels » (ceux qui peuvent neutraliser les « psis ») pour son patron, Glen Runciter ; Chip tient un rien du détective privé à la vie ratée des « hard-boiled novels » et son quotidien permet une critique sarcastique du capitalisme dans son ultime aboutissement, puisqu’il est confronté à la porte de son appartement refusant de s’ouvrir faute d’une pièce de monnaie, chaque élément électro-ménager fonctionnant (ou pas…) de même.
On s’attend, lorsque est annoncée une mission sur la Lune destinée à retrouver tous les « psis » disparus de la surface de la Terre et contrer les agissements de Hollis, directeur d’une agence de médiums, donc opposant à Runciter, à un affrontement classique, mettant en jeu différents pouvoirs parapsychologiques – à ceci près que le récit explose littéralement, entraînant le lecteur dans une histoire de glissement temporel qui ressemble à s’y méprendre à une chute dans un univers parallèle, où la dégénérescence entraîne l’équipe de Runciter (supposément mort et en stase de « semi-vie ») en 1939 et vers une mort aussi horrible que certaine. Seule façon d’échapper à cette mort, Ubik, un produit-miracle pour lequel la publicité est faite au début de chaque chapitre. À ceci près que cette marque ne désigne qu’elle-même et aucun produit dans le monde de Chip à un vaporisateur existentiel près. Aux prises avec une « psi » aux pouvoirs détonants, Pat Conley, capable d’annuler le passé et soupçonnée de travailler pour Hollis, Chip découvre finalement que lui-même et son équipe sont eux-mêmes en fait en « semi-vie » et que c’est Runciter, depuis le monde « vivant », qui tente de les sauver d’un certain Jory qui, en « semi-vie » lui-même, les dévore peu à peu. Et si cela n’était pas déjà perturbant au possible, le dernier chapitre s’ouvre sur une proclamation par Ubik lui-même, qui se présente comme « le verbe », divin bien sûr, et se conclut sur un Runciter peut-être pas aussi « vivant » qu’il le croit…
Ce résumé n’enlève rien au suspense du roman, à la tension narrative voulue par un Dick alors à un pivot de sa carrière littéraire : il conclut avec Ubik un marathon entamé en 1961, qui l’a vu écrire pas moins d’une grosse dizaine de romans et quatorze nouvelles, il est épuisé, il est sur la corde raide financière (la gloire cinématographique ne sera que posthume), il est temps qu’il se renouvelle, qu’il sorte de la formule convenue de ses propres schémas narratifs – même si ceux-ci lui ont permis d’écrire quelques chefs-d’œuvre du genre, dont Le Maître du Haut Château (prix Hugo en 1961), Dr Bloodmoney ou encore Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Avec Ubik, Dick assure la transition entre une science-fiction « classique » (le début du roman, avec ses « psis », sa société mécanisée et payante, ainsi que des visions futuristes, du « vidphone » à des tenues vestimentaires d’un goût douteux, ainsi qu’en atteste un exemple choisi au hasard : « Un pantalon corsaire fuchsia gainait ses jambes épaisses. Il portait en outre des sandales en fourrure de yak et un maillot sans manches en peau de serpent »), et un type de récit plongeant dans les angoisses existentielles, de l’espèce humaine ou de l’individu, ou des deux (la seconde partie du roman, avec la crainte omniprésente de perdre contact avec le réel). La suite de sa carrière sera moins prolifique mais pas moins intéressante – quiconque a lu Deus Irae, Substance Mort ou La Trilogie divine, peut en attester.
Tout serait parfait, à ceci près que Ubik n’est plus Ubik depuis qu’un programme ambitieux de rééditions a été lancé en langue française afin de profiter de la manne commémorative (2022, quarantième anniversaire de la mort de Dick : 2028, centenaire de sa naissance ; six années potentiellement juteuses). En conséquence, la traduction d’Alain Dorémieux, datée de 1970, ayant été jugée poussiéreuse, trop « langue ancienne », dixit Hélène Collon, la nouvelle traductrice, dans un entretien au site ActuaLitté, le choix a non seulement été posé de la mettre de côté, mais en sus, et c’est là qu’intervient le scandale, la traductrice, face au style expéditif de Dick, qui écrit avec génie mais sans style ou presque puisque l’objectif est de payer les factures et remplir le frigidaire, a « décidé de rendre justice à ce livre, qui est génial, donc lui donner une écriture plus correcte ». En clair, elle a « amélioré » le texte d’Ubik en français. Que nul ne jette donc au pilon son vieil exemplaire défraîchi avant d’avoir jugé sur pièce un paragraphe choisi au chapitre 5 du roman dans les trois versions, l’originale, celle de Dorémieux et celle de Collon :
Dick : « In her dream Tippy answered, “Perhaps your definition of your self-system lacks authentic boundaries. You’ve erected a precarious structure of personality on unconscious factors over which you have no control. That’s why you feel threatened by me” ».
Dorémieux : « Dans son rêve, Tippy répondit : – Peut-être la définition de votre autosystème manque-t-elle de frontières authentiques. Vous avez érigé une structure de personnalité précaire sur des facteurs inconscients dont vous ne possédez pas le contrôle. C’est pourquoi vous vous sentez menacé par moi ».
Collon : « Dans son rêve, Tippy lui répondit : « Vous devriez travailler sur votre autosatisfaction ; elle me paraît surdimensionnée. Vous avez érigé une personnalité à l’équilibre précaire sur des éléments inconscients qui échappent à votre contrôle. Ça explique que vous vous sentiez en danger face à moi ».
Non seulement le texte est supposément « amélioré », « enjolivé » (« you feel threatened by me », on suppose que ça « fait mieux » de le traduire par « que vous vous sentiez en danger face à moi »), mais il a été modifié quant au sens, puisque « self-system » devient « autosatisfaction », ce qui est gênant au possible. Et ne parlons pas de « lacks authentic boundaries » qui devient « paraît surdimensionnée ». En plus, force est de reconnaître que Dorémieux ne pratique pas vraiment une « langue ancienne ». Ou alors, que nul de l’acabit de Collon ne s’avise de lire du Camus ou du Gary, sans parler de Gracq : le désir serait irrépressible de donner un coup de frais à leur « langue ancienne ».
Avec tout le respect dû à Madame Collon, sur foi d’un seul paragraphe (et l’absence de désir de s’énerver incite à s’abstenir de chercher plus loin, où l’on trouverait d’autres errements – d’ailleurs, l’avant-dernière phrase du roman a elle aussi été « améliorée »), on ne peut que rappeler ceci : traduire, c’est transposer d’une langue à l’autre, avec un respect minimal pour le texte original. Si Dick écrivait « à l’arrache », merci de traduire « à l’arrache », surtout si l’on se présente comme une admiratrice de cet auteur effectivement admirable – et dont on veillera donc à conserver l’œuvre dans nos vieilles éditions empruntées à des oncles ou cousins devenus adultes et persuadés que cela signifiait ne plus lire du Dick, alors que nous, bon, voilà, l’âge adulte… Un autre glissement temporel ?
Didier Smal
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