Tunisie : Tahar Haddad, la leçon mal apprise
Tahar Haddad (1899-1953). Il était, par excellence, l’intellectuel pionnier du modernisme en Tunisie. Aimé et applaudi par les uns, rejeté et blasphémé par d’autres. Mais, face à tout ce qui se passe, ces jours-ci, en Tunisie, on dirait que rien n’a changé, rien n’a été fait depuis l’époque de cet éclaireur de la modernité. Sommes-nous en Tunisie des années 30 ou en celle de 2013 ? Audacieux par et dans ses écrits, Tahar Haddad a été menacé par les forces salafistes conservatrices qui ne cessaient de tirer sa Tunisie vers l’obscurantisme et la régression. En regardant autour de nous, nous constatons qu’après un siècle ou presque, les mêmes forces des ténèbres continuent à tuer la lumière dans ce beau pays, la Tunisie.
Tahar Haddad, ce fils hors pair de Tunis fut un visionnaire. Penseur, poète, syndicaliste et journaliste. Il était tout cela en un. Présent sur tous les fronts pour défendre une seule cause : la lumière et la raison. Dans son œuvre controversée, son livre le plus connu, intitulé Notre femme dans la charia et la société (1930), Tahar Haddad se range sans ambiguïté au côté des droits de la femme. En appelant ouvertement, sans confusion aucune, à l’abolition de la polygamie dans le monde arabo-musulman, Tahar Haddad s’affiche en défenseur farouche du droit de la femme à la citoyenneté.
En publiant ce livre, Tahar Haddad a fait l’objet d’une campagne d’accusation orchestrée par une gent d’intellectuels conservateurs de la Zitouna. Ses idées ont déclenché un profond débat sociétal entre le courant moderniste et conservateur. Ce même débat se réveille aujourd’hui dans les cercles tunisiens, maghrébins et arabes. Rien n’a changé ou presque ! Le débat lancé par Tahar Haddad ne se limitait pas à la pensée politique, il contamine d’autres secteurs, notamment la littérature. Ainsi la Tunisie, celle qui a enfanté il y a six siècles Ibn Khaldoun, nous donne un poète pas comme les autres : Abou el Kacem Chabbi (1909-1934). La vie n’attendra pas celui qui dort, nous dit Abou el Kacem Chabbi. Et il était le poète dont l’œil ne dort jamais. Il était l’ami de Tahar Haddad. En 1929, Chabbi donne une conférence exceptionnelle sur L’imagination poétique chez les Arabes, engendrant un débat en Tunisie et au Moyen-Orient sur les conséquences philosophiques de l’absence de rénovation dans la création arabe. À l’âge de vingt ans, Chabbi met le feu dans le bois du sacré arabo-musulman : la poésie classique. Cette polémique politico-culturelle féconde, déclarée entre les modernistes et les conservateurs, nous rappelle celle déclarée deux années auparavant, en Égypte, autour du fameux livre de Tahar Hussein sur la poésie arabe anti-islamique Fiachchier al jahili (De la littérature préislamique) (1927). Avec des écrivains comme Tahar Haddad, Mahmoud Messadi, Mustapha Khraïf, Ali Douagi, la Tunisie du début du siècle dernier rêvait d’un futur de citoyenneté, de raison et de modernité.
Aujourd’hui, la Tunisie de l’intelligence et de la modernité traverse les jours les plus difficiles de son Histoire contemporaine. Il est de notre responsabilité historique de rappeler, à cette nouvelle génération égarée, le travail accompli, avec brio, par l’intelligentsia de la modernité pour défendre les droits de la femme, la liberté syndicale, la liberté de création et l’indépendance de la Tunisie.
Amin Zaoui
(Texte publié précédemment dans le quotidien Liberté en Algérie)
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