Tuer des roses, Claire Boitel (par Murielle Compère-Demarcy)
Tuer des roses, Claire BOITEL, Éditions Douro, Collection La Bleu-Turquin ; 2022 [168 p.] - 17€
Le tour de force de ce roman de Claire Boitel est peut-être de parvenir à rendre vraisemblable une histoire improbable : la rencontre atypique de deux serial killers. Aussi, le titre qui ne manque pas de trempe : tuer des roses, interpelle. La brièveté des chapitres comme la concision de la narration coupent l’intrigue dans la chair (le cut linguistique !), active et réactive l’attention toujours sur le fil, le bord du suspens, borderline… Les correspondances identitaires (Grégoire l’écrivant écrivain manqué qui s’auto-adore, face à « lui », le serial killer que Grégoire adore par identification perverse et narcissique), les correspondances statuaires (écrire comme on tue, word / work of death in progress : « Je marche dans les rues, à la recherche de mon premier meurtre. Je suis calme. C’est la page blanche. Encore vierge. Je me sens léger. Prêt à l’action ») et la mise en abyme du récit (« A-t-on le droit d’écrire en prison ? ») troublent les lignes... Quant aux échos à une actualité oppressante, ils font mouche et frappent où nos existences restent sensibles (« La vibration (du téléphone portable) que je ressens dans mon pantalon quand il est l’heure me rappelle toujours la chaise électrique des condamnés à mort »).
L’espace clos de l’écrivain comparé à la geôle promise au serial killer condamné à perpétuité campe d’emblée le huis clos romanesque.
Qu’est-ce que la perpétuité de nos jours ? Une chambre avec le lit et la télé. Nourriture fournie.
A-t-on le droit d’écrire en prison ? Je pense que oui.
Ce serait donc le paradis pour moi. Je crois que je suis génial : j’ai écrit vingt-quatre mille sept cent quatre-vingt -trois pages !
Grégoire contemple les piles de manuscrits qui s’élèvent en colonnes de chaque côté de son petit bureau. Il y en a une centaine.
Une centaine. Comme lui.
Sauf que lui, ce sont des jeunes filles mortes. Elles ne tiendraient pas toutes dans le studio de Grégoire.
Une jeune fille morte, ça a plus de valeur qu’un manuscrit vivant ! La preuve, le serial killer, riche de tous ces corps défunts, est maintenant célèbre.
Le carnet où Grégoire consigne ses mortes (« Le carnet rutile. Maintenant il est imperceptiblement nacré. Comme un pétale de rose ») nous ouvre ses pages à chaque meurtre perpétré, apparaissant presque comme un protagoniste matériel aussi important qu’un personnage à l’exécution / à l’oeuvre. Grégoire y note de façon clinique ses attaques mortelles à l’odeur d’assassinats perpétrés sur des vieilles femmes qu’il a décidé de tuer comme le serial killer des infos tue les jeunes filles. Si ces dernières peuvent être vierges, ce sont les pages du carnet de Grégoire qui le sont, sorte de linceul où consigner ses meurtres et qui revient à se les approprier une dernière fois en les signant d’une victoire encrée de toute-puissance sadique et narcissique. On signe ses actes avec son sang...
Il y avait l’odeur des cahiers vierges. La magie s’interrompait après la première page, lorsque l’enfant commençait à faire des ratures.
Mais maintenant, il ne commettrait plus de faute. Il tournerait son stylo sept fois dans sa main avant d’écrire chaque mot.
21h15
20 septembre 20... Rue des Mésanges
Vieille femme, petite, grosse, manteau de fourrure
L’arme du meurtre perpétré avec préméditation déroute aussi, et si Grégoire commet ses assassinats aussi habilement qu’un entomologiste cherche ordonne et collectionne, le lecteur se demande page après page à quel moment l’engrenage va s’enrayer, à quel instant le passé va se sortir de son vivarium pour stopper ses attaques mortelles, ses pulsions dévastatrices., ses décharges meurtrières. Aussi blanc que le visage blême du tueur en série de la télé et le visage de Grégoire, le carnet du tueur se remplit, se noircit de sang, entre les mains d’un auteur raté en quête de célébrité aussi blanc que ses meurtres sont noirs :
Aujourd’hui, j’ai vu le tueur à la télé. Il n’a pas touché au poil d’un seul animal. Il s’en est pris à des jeunes filles aux longs cheveux.
Je n’ai pas fait attention à leurs visages, moins beaux que le mien. Mais celui du tueur est digne de mon intérêt. Il est bien blanc. Comme le mien. Comme les pages de mes manuscrits. C’est un signe.
Les victimes de Grégoire sont réduites en peau de lapin (leur meurtre répond entre autres au traumatisme de l’enfant à la vision de lapins écorchés devant lui par son père). L’espace du tueur en série retentit à l’intérieur d’une chambre enclos de l’écriture et antre où se fomente terreurs tremblements et alcoolisme solitaire. Grégoire écrit comme il se masturbe, pour jouir de sa totale liberté, dans le délire d’une toute-puissance entièrement désinhibée. Les « sauts irrationnels qui part(ent) dans tous les sens » -ceux d’un lapin en fuite- symbolisent chez Grégoire le trouble d’un comportement dont la cohérence est celle délirante et compulsive d’une folie prédatrice meurtrière. La jouissance solitaire ayant ses limites, Grégoire rêve d’être connu. Sa mégalomanie vrillée à des frustrations passées, le rêve d’une « future célébrité », constituent le mobile de ses meurtres. Comment s’arrêtera-t-il et parviendra-t-il au bout de son entreprise à savoir tuer les « roses » fanées / vieilles femmes qu’il projette de faire disparaître en série et qu’il estampille de sa main pour signer d’une touche fleurie ses trophées ?
Le tueur en série couche sur la page blanche comme le tueur en série sur la page vierge du temps la liste de ses victimes. En parallèle, l’écrivain en lui construit des histoires fictives, entre deux « prurits de colère », avant d’aller prendre son unique repas au McDo où il travaille en tant que vigile. « Je suis le roi de la création. Je tranche la vie quand il me plaît. Tel le destin, je croise leur chemin. », affirme le tueur sans prêter attention à personne autour de lui, sans aucune compassion pour ses proies ni remise en question de ses actes. Si sa sensibilité sait porter un regard attendri sur les petits animaux et les fleurs, en revanche Grégoire se montre « totalement indifférent au sort des mastodontes. Vaches et chevaux. Leurs grands yeux vides (lui) rappellent ceux de sa mère » , comme il se montre totalement indifférent à la vie de ses congénères.
Au fur et à mesure que s’avance l’intrigue, que se multiplient les meurtres de Grégoire, l’écriture de la romancière, Claire Boitel, gagne en intensité expressionniste, l’atmosphère devient plus oppressante, le huis-clos dans lequel s’agite le tueur en série comme entre les murs de sa propre folie, devient celui du lecteur emporté par le désir de connaître la suite des événements et maintenu dans un univers qui à la fois lui échappe et le retient.
La pièce devient propre. Grégoire passe l’aspirateur et les dernières traces physiques de ses écrits disparaissent. Il éprouve le besoin impérieux de nettoyer aussi l’ordinateur. Il jette tout à la corbeille virtuelle et la vide.
Désormais, l’ordre règne.
L’écran noir est une nuit sans étoiles.
Sur cette virginité, Grégoire recopie le contenu de son carnet vieux rose.
Puis, dans sa soif de désincarnation, il jette le précieux carnet à la poubelle. Il en ferme le lien et la descend aux ordures.
Le studio, briqué, luit dans le soir qui tombe. Des filaments rouges de soleil couchant rampent sur le sol.
Grégoire s’allonge par terre et se laisse pénétrer par la joie du vide.
L’horreur de la situation est relayée par la deuxième partie du roman où le tueur en série de la télé nous raconte son existence d’incarcéré. Emprisonné pour avoir étranglé des jeunes femmes qui ressemblaient au visage jeune de sa mère, son train de vie en prison nous est rapporté par la voix omnisciente de l’autrice, ce dont nous ne pouvons douter puisqu’à la différence du tueur en série Grégoire qui se piquait d’écriture, celui-là est taciturne et n’éprouve aucunement le désir de communiquer avec qui que ce soit.
Le tour de force de la romancière provient de ce qu’elle fait se rencontrer Grégoire le serial killer de vieilles dames et Théo le serial killer de jeunes filles incarcéré. Théo retrouvera-t-il un jour l’envie de parler en soufflant à l’oreille de Grégoire le menu de ses crimes, à moins que ce soit Théo qui devienne l’oreille de Grégoire (« Je suis son oreille. Je suis un grand entonnoir, un tunnel sans fin » ? Grégoire le serial killer écrivain pourra-t-il coucher par écrit (et cris entre les lignes) les crimes de l’autre et pourra-t-il à son tour parler à Théo de ses crimes à lui, « lui raconter ses exploits » comme il dit ? … De vigile Grégoire devient gardien de prison. Et si demain il effectuait sa garde dans la prison même où Théo est incarcéré ? Et si les deux alter ego se parlaient et que leur voix devenait interchangeable ? À moins, nous suggère la troisième partie, qu’ils finissent par se séparer après s’être rejoints tels deux aimants qui se repoussent ?
Mais peut-on se désaliéner de sa propre folie quand un alter ego occupe la totalité du miroir semblable au bleu froid de la glace où ne s’arrête jamais l’étendue sans limite ? …
Nous retrouvons dans ce roman de Claire Boitel cet univers mi-réel mi-onirique qui hante son œuvre et plonge le lecteur dans une atmosphère étrange qui attire en même temps qu’elle repousse par l’horreur et l’insolite des personnages et / ou de la situation. Sans que nous sachions vraiment comment nous glissons de l’un à l’autre des pôles aimantés du récit. Ainsi pour cette raison-là, sans doute, pourrions-nous qualifier Tuer des roses de roman... fascinant …
© Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)
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