Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969), Anne Sexton (par Didier Ayres)
Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969), Anne Sexton, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, janvier 2022, trad. anglais (USA) Sabine Huynh, 320 pages, 24 €
La question du réel
La question du réel se pose de toute évidence à lecture de ce recueil d’Anne Sexton disparue en 1974. Je dis cela à dessein car l’autrice en son texte met nettement la réalité en échec, réalité débordée par une langue transcendante, une langue qui défait le réel pour le reconstruire. La réalité ici a été altérée par des conflits psychiques – conflits au cœur de la création littéraire devrais-je préciser – dont l’issue a été l’asile. Cela laisse ainsi présager à la fois de la douleur ontologique de la personne et ce qui ouvre malgré tout le répertoire sauvage, flirtant avec l’Art Brut, et l’inquiétude, voire l’inquiétante étrangeté qui nous saisit dans cette prosodie légèrement bizarre.
Cependant, il ne faut pas enfermer cette poésie sous l’étiquette de l’Art Brut. Ici point de folie car ce n’est pas une folle qui nous parle mais une poète. Sa folie ne lui sert qu’à choisir dans des réserves parfois absurdes, des mots et des métaphores, toujours renouvelés, susceptibles de dessiner, de détourer la vérité de la vie, de sa famille, de l’amour, du corps ou de l’asile psychiatrique. Je crois que l’on pourrait rattacher cette fécondité des expériences autour du rêve, parfois très réussies, de la sphère surréaliste, plutôt que tombant sous le coup des définitions de Dubuffet, même si cette liberté est souvent là au sein des expressions de la démence comme une prolificité inaltérable. De même, je rapprocherais facilement ce travail de l’écriture plastique de Chagall, plutôt que de celle de Louis Souter, plus proche de Robert Walser que d’Aloïse Corbaz, d’Andrew Wyeth plutôt que d’Henry Darger.
Autre certitude, c’est la façon pour Anne Sexton de poursuivre toujours un récit, de faire de sa poésie une épopée. Ses poèmes n’hésitent jamais à narrer, à nous emporter dans sa diégèse. Ici, donc, le chant et le récit.
Mon affaire, ce sont les mots. Les mots sont comme des étiquettes,
ou des pièces de monnaie, ou mieux, un essaim d’abeilles.
J’avoue que seules les sources des choses arrivent à me briser ;
comme si les mots étaient comptés telles des abeilles mortes dans le grenier,
détachées de leurs yeux jaunes et de leurs ailes sèches.
Il est certain qu’il s’agit pour Anne Sexton d’un destin. L’asile, peut-être, lui a-t-il donné un destin, en relation sans doute avec l’enfance et les signes d’une famille que l’on identifie différemment au fur et à mesure que le livre s’enfonce dans le temps ? Cette famille est proprement plastique, tout comme l’expression de l’autrice. La folie lui ouvre des portes, que la poétesse referme. On reconnaît quand même l’Amérique du Nord. Cette poésie épique, comme l’est le grand rêve américain – la conquête, les territoires par exemple – ouvre la boîte de Pandore de la création, en tout cas pour Sexton. Cela avec une langue sans emphase, très stricte en un sens, asseyant des réalités subjectives au registre objectif. La folie n’est donc pas celle d’Artaud, ni celle de Van Gogh ni celle de Maupassant, mais ancrée dans la perception de l’institution asilaire à l’américaine.
Et je jure solennellement
sur le froid du secret
que je ne vous connais point, ni toi ni cette chambre,
ni la robe gonflée que je porte,
ni les cuillères anonymes qui me libèrent,
ni ce calendrier, ni le pouls que nous freinons et masquons.
Le poème est une échappatoire, l’oxygène de cette littérature, littérature attachée au souffle des grands espaces, à la respiration physique de l’écrivaine. Tout ou presque est véhiculé par la relation du texte au corps. Je me permets d’avancer une idée à ce sujet : pourrait-on scientifiquement déduire de cette position de surplomb du texte par le corps, qu’une sorte d’innéisme de la réalité, une hyper-présence ontologique tout autant de la douleur que de l’exaltation, viendraient expliquer ces sursauts stylistiques appuyés ainsi sur une base solide ? Cette étrangeté donc aurait une nature intérieure, un espace interne, une fonction innée.
Certaines femmes épousent des maisons.
C’est un autre type de peau ; avec un cœur,
une bouche, un foie et des mouvements intestinaux.
Les murs sont permanents et roses.
Voyez comme elle est agenouillée toute la journée,
Se lavant de haut en bas avec docilité.
Les hommes pénètrent de force, ramenés comme Jonas
à l’intérieur de leur mère charnue.
La femme est sa propre mère.
C’est là l’essentiel.
Je crois encore que l’on trouve à la fois des accents whitmaniens et aussi des similitudes avec Ron Padgett. J’ai pensé aussi très fort à Georges Limbourg, rattaché dans ce sens au Kafka de Tentation au village. Puisqu’il faut conclure, je dirai que par un effet de génie, le mensonge dont a besoin la folie justifie cette poésie qui cherche la vérité, laquelle peut se comprendre comme un mana anthropologique. Est-ce cette folie-là dont parle Deleuze et Guattari ? Sans doute.
C’est de la folie
mais c’est aussi une sorte de faim.
À quoi bon mes questions
dans cette hiérarchie de mort
où s’engouffrent la terre et les pierres
Pin-pon ! Pin-pon ! Pin-pon !
C’est à peine un festin.
C’est mon estomac qui me fait souffrir.
Didier Ayres
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