Tu parles comme la nuit, Vaitiere Rojas Manrique (par Patrick Devaux)
Tu parles comme la nuit, Vaitiere Rojas Manrique, mars 2021, trad. espagnol (Venezuela) Alexandra Carrasco-Rahal, 120 pages, 16 €
Edition: Rivages
L’ambiance de ce roman s’affirme dès les premières pages avec une écriture très personnelle.
Une sorte de désintérêt assez global et déprimant du fait de la narratrice s’opère de fait dans un cheminement qu’on devine prenant : « Le problème quand on dort en journée c’est qu’on se réveille en panique. Ce moment-là n’est pas réparateur, il nourrit la peur. Je t’avoue avoir très peur, peur de ne pas vivre, peur de devenir l’ombre d’un drap, d’une couverture, d’une couette ».
L’âpreté d’une vie difficile qui s’annonce se fait vite sentir : « Quand je n’ai plus eu besoin de jouer l’étudiante, le réel m’a flanqué une gifle dont je ne suis toujours pas remise », l’idée des choix se précisant rapidement : « Moi je n’aimais pas les garçons mignons et pédants, cela ne me gênait pas de sortir avec des moches, la seule chose qui comptait, c’était qu’ils soient lecteurs ». Un poème répété plusieurs fois à sa fille semble donner le sursaut nécessaire aux décisions prises pour fuir le Venezuela, un pays en ruine, quand la narratrice s’adresse à Franz, un imaginaire compagnon d’infortune :
« Je vais abuser de ta patience ; je te fais part des vers qui ont été sauvés, ils ont peut-être une allure de poème. J’ai aussi osé leur donner un titre : Je t’ai réveillée/pour te libérer de la frugalité/de nos vies migrantes/sans frigo rempli de fruits et de friandises/sans télé ni radio pour passer le temps… ».
Le livre relate avec brio cette sensation de rejet en tant que personne migrante : « Un jour une dame m’a adressé la parole pour louer la beauté de ma fille, j’ai essayé en vain d’imiter l’accent colombien : Ah vous êtes vénézuéliennes ? m’a lancé la dame/…/ J’admire les migrants qui portent fièrement les casquettes et les maillots de la Vinotinto, notre équipe nationale de football /…/ Je n’y arrive pas, je suis lâche et j’ai très peur ». A vouloir se définir, l’auteure a sa petite idée à faire parler son personnage : « Un pseudo-ami m’a dit une fois que j’étais une écrivaine refoulée. Je ne sais pas s’il se moquait de moi. Aujourd’hui je lui répondrais que je ne suis pas une écrivaine refoulée mais une autiste et, extérieurement, une migrante ». Une peur d’être dépossédée, ce qui lui est arrivé réellement matériellement, la rend « dépossédée aussi sur papier », son pseudo-confident F restant sa perpétuelle bouée de secours ce qui, in fine, engendre ce livre traitant de la migration, avec surtout ce côté déprimant qui accompagne ce genre d’événement. La lecture de Rilke, notamment, lui fait prendre conscience de son « surmoi » si, dit-elle, elle a « bien compris Freud » quand la question se pose de savoir si elle est ou non bipolaire. A « parler comme la nuit », trouve-t-on, in fine, à force d’épreuves, le jour ? Le danger évité de justesse traverse l’esprit de l’héroïne, ce qui, immanquablement, m’a fait penser à cette autre figure littéraire au destin tragique : Marina Tsvetaïeva, avec des vies et dénuements parallèles.
Le contexte psychologique est présent en permanence, parfois de façon interrogative : « peut-être que j’aime tant la joie que je sais la conserver et quand elle me quitte, je ne sais comment l’attirer à mes côtés ». L’auteure, bien sûr, s’indigne des déplorables conditions économiques que son pays fait vivre à sa famille, à la population avec cette conclusion personnelle : « aujourd’hui, je sais seulement qu’il faut douter des promesses, se méfier des extrêmes et ne croire ni les messies, ni les chefs ».
Tu parles comme la nuit est extrait d’un poème de l'argentine Alejandra Pizarnik, une grande figure de la poésie, et le recours à la lecture, à quelques livres empruntés à une bibliothèque, valent sans doute tous les remèdes à vouloir guérir une maladie soi-disant mentale et indéterminée. Le livre pose la question de l’être mis dans ses derniers retranchements et de ses capacités à résister au pire, met en évidence, sans lourde insistance, ce qui peut motiver un être – qui également a donné la vie, et c’est sans doute important – à poursuivre son chemin, voire des rêves qui, de prime abord, lui paraissaient inaccessibles. Subsiste l’intrigue de la personne à qui elle s’adresse. Avec un peu d’imagination on pourrait deviner assez facilement à condition de ramener le contexte à la Littérature et au ressenti de la narratrice à rejeter assez facilement ses proches, ne se sentant nullement dans son époque.
L’intrigue finale fait partie de l’apothéose de ce roman qui ouvre bien des portes avec y compris la survivance.
Patrick Devaux
Vaitiere Rojas Manrique est née en 1988 dans les Andes vénézuéliennes. Après des études de journalisme, elle est enseignante dans la banlieue de Bogotá où elle vit après avoir quitté le Venezuela. Tu parles comme la nuit est son premier roman.
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