Tsili, Aharon Appelfeld
Tsili, août 2015, traduit de l’hébreu par Arlette Pierrot, 160 pages, 5,60 €
Ecrivain(s): Aharon Appelfeld Edition: Points
Publié pour la première fois en 1982, Tsili, quatorzième livre de l’Israëlien Aharon Appelfeld (1932), connaît une nouvelle jeunesse en édition de poche due à une adaptation cinématographique signée Amos Gitai. Pour celui qui n’a jamais fréquenté l’œuvre d’Appelfeld, mais qui s’entend régulièrement dire qu’elle gagne à l’être, fréquentée, ce bref roman peut sembler une porte d’entrée idéale. Dont acte.
Tsili, c’est le nom de la jeune fille héroïne des quelque cent soixante pages de ce roman qui s’apparente à une longue nouvelle. Elle a douze ans en 1942, au moment où sa famille quitte son domicile, le laissant à sa garde, suite au durcissement de la répression anti-juive dans la partie de l’Europe centrale où vit Tsili. Celle-ci est donc abandonnée à son sort (ce qui paraît hautement improbable – mais c’est peut-être lié à l’aspect « conte » évoqué ci-après), et doit survivre dans la nature, comme le fit Appelfeld lui-même durant son adolescence et pour les mêmes raisons, à ceci près que la jeune femme se présente partout comme une « fille de Maria », appellation dont on a tôt fait de comprendre qu’elle désigne une prostituée, ce qui lui vaut des accueils mitigés.
Cette situation dure jusqu’à sa rencontre avec Marek, un rescapé des « camps » (aucune précision n’est fournie) avec qui elle va cohabiter dans les marais une saison complète, après laquelle le jeune homme disparaît, laissant Tsili à son sort, qui est entre autres celui d’une adolescente désormais enceinte, bientôt admise parmi les réfugiés (ils « affluaient de toutes parts et le spectacle évoquait des vacances d’été, des mouvements de jeunesse, un repos saisonnier, toutes sortes de plaisirs de jeunesse oubliés »), qui arrivent finalement à Zagreb pour être pris en charge par le « Joint »…
Ce pourrait être un roman sur la guerre, sur la survie d’une jeune Juive dans une Europe mise à feu et à sang, une jeune femme prise entre deux antisémitismes, le slave et le germanique ; ce pourrait être bien des choses, mais, étant donné l’écriture elliptique adoptée par Appelfeld, c’est avant tout une fable, presque un conte, tant cette histoire semble débarrassée de toute contingence : les lieux sont à peine évoqués, les dates n’existent quasi pas, et les prédateurs antisémites sont d’abord désigné par un « ils » (Marek : « Si je ne change pas, ils finiront par me prendre. Inévitablement. Ils ne lâchent personne. J’ai vu de mes propres yeux comment ils traquaient un petit enfant juif »). Même lorsqu’ils sont explicitement désignés, c’est par un léger détour, dans les propos de Marek : « Mon défunt père avait un amour sans borne pour l’allemand et particulièrement pour les verbes irréguliers. […] Ma mère savait assez bien l’allemand, mais pas parfaitement, ce qui irritait mon père, il corrigeait ses fautes devant les gens. Une faute de grammaire le rendait fou. En province, la passion pour l’allemand est plus grande qu’en ville. […] Si mon défunt père savait ce que font ces piliers de la culture, il dirait : Ce n’est pas possible ! Pas possible ! ».
C’est la force et la faiblesse de ce bref roman : jouer de l’ellipse, laisser le lecteur deviner, détacher l’histoire de Tsili, puissante, de tout contexte, de l’Histoire elle-même et donc de la guerre, sorte de bruit de fond aussi tenace qu’éloigné et généralisé (« Comme après toutes les guerres, un silence profond régnait aux environs »), pour en quelque sorte l’universaliser. Mais cette tendance à ne pas tout dire peut aussi mener à de l’agacement ; ainsi, alors que Tsili et Marek sont dans les marais, Appelfeld fait plusieurs fois des sous-entendus relatifs à une inquiétude, un danger à venir émanant des propos du jeune homme, mais rien ne se produit : lancer des pistes, c’est bien ; les suivre ou du moins indiquer où elles mènent, ce n’est pas plus mal. De même, à force de vouloir aller à l’essentiel, d’avoir élagué son récit, Appelfeld a brouillé les pistes sur la nature de ce récit, comme déjà indiqué ci-dessus : est-ce un récit sur une jeune Juive ? sur la survie ? sur les campagnes d’une Europe centrale alors péniblement entrée, avec un rien de retard, dans le vingtième siècle ? Il y a un peu de tout ça, dans Tsili le roman, mais comme il y a un peu de tous les ingrédients dans la nouvelle cuisine : suffisamment pour qu’on y goûte, insuffisamment pour qu’on soit rassasié.
Par ailleurs, au-delà même d’une question stylistique, la fin, où il est beaucoup question de partir (ou pas) pour la Palestine, est quasi gênante, avec cette réflexion d’une certaine Linda, ancienne chanteuse de cabaret : « Elle n’aimait pas les Juifs, mais ils valaient mieux que ceux qui ne l’étaient pas ». Le lecteur est prié de se débrouiller avec cette phrase d’un auteur israélien écrivant en hébreu par choix idéologique. Aucun procès d’intention ici, mais ce constat : Appelfeld écrit sur la survie d’une Juive, même si elle n’a pas reçu toute l’éducation religieuse requise, et on pourrait penser qu’il écrit en fait sur la survie et la grandeur d’un peuple, droit qu’on ne lui dénie pas sauf si cette grandeur est supériorité… Même si, d’un autre côté, le lecteur honnête se rend bien compte que cette histoire, cette fable, ce conte, c’est surtout une façon de montrer un être humain (un peuple ?) qui se refuse à s’avilir malgré les circonstances : comme un leitmotiv, revient au fil du roman la notion de n’être pas « un insecte », ou « un animal ». Vu sous cet angle, le roman devient une forme de leçon de vie, et l’on comprend mieux le style elliptique destiné à ne pas alourdir encore le propos. Mais cette leçon de vie ayant trait à une période historique déterminée et sensible, on aurait pu préférer une narration un rien plus charnue ou ne laissant pas du moins la place à une interprétation tendancieuse.
Didier Smal
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