Trop de bonheur, Alice Munro
Trop de bonheur, traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, 2013, 320 pages, 24 €
Ecrivain(s): Alice Munro Edition: L'Olivier (Seuil)
Trop de bonheur. Un titre quasiment philosophique qui décontenance quand on s’intéresse de plus près aux histoires qu’il contient. Du bonheur on en est loin. Ou alors faut-il redonner à l’adverbe son sens premier et négatif de démesuré, au-delà des limites. Tellement de bonheur qu’il disparaît. C’est en effet plus par son absence que le bonheur brille dans le texte.
S’il ne s’agit pas d’un ouvrage de philosophie, les nouvelles d’Alice Munro apportent néanmoins une certaine vérité sur l’existence. On peut tirer de chaque histoire un constat qui bien loin d’être moralisateur donne à voir des humains, comme vous et moi, en prise avec des situations de la vie quotidienne. Si ces vies ont d’abord la banalité du quotidien, quelque chose d’extraordinaire – un nœud – vient d’emblée noircir le tableau. Elles ont l’apparence du fait divers qui peut arriver à n’importe qui, mais qui peut se trouver d’un coup en première page d’un journal à scandale. Alice Munro dissèque les humains, elle les met à nu :
« L’idée me vint que tout un chacun en ce monde était nu, en un certain sens. Mr. Purvis était nu, malgré ses vêtements. Tous, nous étions des créatures tristes, nues, doubles » (p.88).
La force de la nouvelliste est de confronter ses personnages à une situation qui les oblige à se défaire des apparences, des oripeaux, des illusions. Il y a toujours un secret enfoui quelque part, un mensonge, une trahison. Amenés à un point de non-retour, les personnages n’ont plus le choix : ils doivent se défaire de leur costume.
Ayant survécu alors qu’il était, enfant, coincé au fond d’un précipice, Kent plus tard écrit à sa mère :
« Je trouve tellement dérisoire […] qu’on soit censé s’enfermer dans un costume. Je veux dire, dans un costume d’ingénieur, ou de médecin, ou de géologue, que la peau finit par recouvrir, le costume, je veux dire, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus jamais le retirer. Alors qu’une chance s’offre à nous d’explorer le monde entier de la réalité intérieure et extérieure et de vivre d’une façon qui absorbe le spirituel et le matériel et toute la gamme du beau et du terrible accessible au genre humain, c’est-à-dire la souffrance aussi bien que la joie et le bouillonnement. Ma façon de m’exprimer vous semblera peut-être très emphatique mais s’il est une chose à laquelle j’ai appris à renoncer, c’est bien la fierté intellectuelle… ».
Son père pense qu’« il est drogué ». Ce que racontent toutes ces nouvelles, c’est l’histoire de personnages poussés à bout, dans leurs retranchements : une femme qui a fui son domicile quand son mari a tué ses trois enfants, une vieille femme qui avoue un crime (l’a-t-elle réellement commis ?) au cambrioleur dans le but d’être de connivence avec lui et d’échapper à la mort. Il y a souvent de la cruauté dans ces récits mais ce ne sont pas les événements dramatiques ou morbides qui intéressent en eux-mêmes l’auteur. C’est surtout parce que confronté à une situation qui le dépasse et l’outrage, l’homme se retrouve surtout face à lui-même.
Alice Munro repousse à plus tard sa retraite. Et c’est nous qui nous en retrouvons heureux. L’on retrouve les thèmes qui lui sont chers : des personnages presque exhaustivement féminins, la communion avec la Nature. Et surtout le même style, la même limpidité dans l’écriture. Si on la compare à Tchekhov (Cynthia Ozick), je trouve qu’elle tient également de Proust – pour qui n’est pas effrayé des comparaisons – : elle parvient à exprimer les menus détails de la vie qui nous parlent tant. Elle trouve les mots pour dire ce qui se cache au fond de nous sans que nous le sachions.
Grégoire Meschia
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