Trois poèmes préislamiques Le Cédrat, La Jument et La Goule
Trois poèmes préislamiques Le Cédrat, La Jument et La Goule, présentés et traduits de l’arabe par Pierre Larcher, octobre 2016, 16 €
Edition: Sindbad, Actes Sud
Mystère des temps
Ces trois poèmes préislamiques que présente ici Pierre Larcher, constituent une petite partie de ce livre que publient les éditions Sindbad Actes sud, sachant que l’ouvrage est doté d’un important appareil critique, très développé et savant. Au reste, on peut s’autoriser plusieurs lectures : celle de l’ensemble, texte et apparat critique, ou celle d’un mélange des deux lectures, la savante et la sienne propre, ou encore ne lire que les poèmes – ce qui n’est pas tout à fait impossible. Car il est net que quelle que soit la lecture choisie, nous sommes devant une poésie mystérieuse et profonde. Car comment aborder ce continent enfoui sous les siècles de l’Islam, créé avant l’Hégire, sinon comme une sorte d’objet archéologique, à l’instar des Hymnes Védiques ou des énigmes de la Kabbale ? Il faut surtout abandonner la raison raisonnante et se fier aux « couleurs » du texte, à ce rythme, comme le considère Nietzsche dans le Gai savoir, où le philosophe explique la naissance de la poésie par le rythme qui suivrait l’évolution de la civilisation, et qui en serait le témoin.
Poésie sensuelle, sensualiste en quelque sorte, prophétie des pierres, mondes et croyances oubliés, évocation de la miniature persane, poésie féminine, recueil de rites de la fécondité, préliminaires des poèmes du vin de Omar Khayyâm, fables mettant en scène des animaux (et l’on connaît le magnifique développement de Jean de La Fontaine), mythe de Persée et de Méduse, c’est tour à tour tout cela qui vient à l’esprit du lecteur moyen d’aujourd’hui devant ces trois très courts poèmes, qui, malgré le faible développement physique, nous conduisent droit au mystère archéologique de temps immémoriaux.
37 Parfois buveurs je vois, avec un luth au son très doux,
Hommes jetés à terre par un vin roux, capiteux !
38 Coupe de roi, tirée des vignes, qu’ont fait vieillir
Pour l’un de leurs maîtres, cabaretiers virevoltant !
39 Il guérit la migraine : est-il fort ? Il ne fait pas mal !
Et nul vertige dans la tête ne s’y mêle !
Nous sommes sans doute en présence d’une poésie savante, dont la rythmique doit être stricte, ce qui n’empêche nullement d’aller avec le poète dans des géographies mi-inventées, mi-réelles, en tout cas que le géographe d’aujourd’hui pourrait appeler une topographie rêvée. Un rêve donc, d’autant que la distance dans le temps nous sépare de l’esprit des poèmes, mais qui nous ravissent cependant par une écriture farouche et étrange. Oui, il y a du monde védique là, l’épaisseur d’un endroit secret de l’homme ancien, de l’homme des mythes. Tout cela porté au cœur électrique de notre monde contemporain, qui essaye d’oublier très vite pour apprendre plus vite encore. Or, là, il faut se plonger dans un monde de patience et de signes. Oui, témoigner de la beauté est une tâche anhistorique, et ne se revendique pas d’un milieu culturel précis et déterminé socialement ou géographiquement. Non, le mystère est aussi grand devant les Kouros que devant ces trois petits poèmes préislamiques magnifiques, qui n’ont de sens que comme métaphysique, sacré.
Concluons ici avec quelques vers pris presque au hasard du livre et qui montrent combien la mémoire trouée de notre civilisation s’aperçoit dans le plein énigmatique de la littérature :
25 Enfin il a rejoint, le soleil élevant sa corne,
Le nid de deux époux, où les œufs sont amoncelés.
26 Il s’adresse à elle, par des sons sourds et répétés :
Ainsi baragouinent en leurs fortins les Byzantins
27 Tête petite et cou mince, ses deux ailes et sa poitrine
Sont une tente, que [femme] gauche a retournée, effondrée !
28 L’entoure une [femelle] jeune, au long cou, qu’elle abaisse,
Qui lui répond, d’un son flûté, réitéré !
Didier Ayres
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