Trois pièces, Marie Ndiaye (par Nathalie de Courson)
Trois pièces, Marie Ndiaye, Gallimard, avril 2019, 151 pages, 18 €
Le théâtre permet à Marie Ndiaye d’accéder directement à ce qui l’intéresse : la mise à nu de relations humaines inquiétantes dans une langue d’une majestueuse étrangeté. Les trois pièces rassemblées dans ce volume ne manquent pas de développer les thèmes chers à l’écrivaine : la solitude des êtres dans leur quête, l’impossible transmission d’une génération à l’autre, l’obscur désir de se soumettre ou de soumettre un autre.
Délivrance, créée en 2016 (1) est la plus « littéraire » des trois, au sens où tout le drame se dit et se joue dans un monologue épistolaire sans didascalies. Un homme travaillant au consulat d’un pays froid et lointain écrit neuf lettres à « Ma chérie », sa femme restée au pays :
Tu peux être tranquille à présent, et tu peux dire à notre enfant : sois tranquille, et je te demande aussi d’aller voir mes parents dès que possible et de leur dire : soyez tranquilles, grâce à Dieu.
L’homme s’inquiète et récrimine dans des lettres pleines de questions pressantes et d’exigences extravagantes. La femme doit par exemple quitter son travail pour s’occuper des vieux parents : « Apporte-leur des douceurs dont ils raffolent, ces bonbons durs en forme de rectangle, d’un blanc crémeux discrètement veiné (…) ». L’expatrié exècre en son lieu d’exil sa servante aux « lèvres humides, bizarrement rouges, on dirait une plaie sanguinolente dans sa face desséchée » ; il réclame la présence des siens avec cette accumulation solennelle de termes psychologiques ou moraux caractéristique du style de Marie Ndiaye : « J’aspire au moment où vous me rejoindrez, où (…) je sentirai se refermer la plaie qui bâille dans mon être intime, qui m’interdit d’être entier, ardent et vrai ». Le personnage en vient à douter de sa paternité sur son enfant et se plaint même d’une tourterelle dont le chant monotone contribue à l’effondrer intérieurement. Mais au fil des lettres le ton change :
J’observe, je contemple mais je ne sollicite plus. (…) Je pourrais éprouver une forme de béatitude ! Je pourrais aussi apprendre à jouir de toi sans que tu sois là, à m’enchanter simplement, non pas même de ta présence dans le monde mais de ton esprit dans le monde, et d’avoir su le rencontrer.
S’agit-il d’un sage détachement avec un accouchement de soi-même que suggère le titre « Délivrance », ou bien d’un ultime et pervers appel à « Ma Chérie » ? À moins que cette femme muette ne soit la version contemporaine du Dieu caché de Pascal ? La subtile Ndiaye ne tranche jamais, laissant le lecteur à sa perplexité.
Le désarroi et l’exil sont également bien présents dans la deuxième pièce, Berlin mon garçon (2) – sans doute la plus complexe des trois – qui se déroule en deux lieux que tout oppose : Berlin et Chinon. Berlin est vu par la française Marina comme une « ville enjôleuse au ciel cendreux », ténébreuse et diabolique, où les choucas « tournoient follement », mais où peuvent s’opérer toutes les métamorphoses. Chinon est la bourgade aux rues tranquilles d’un pays « où l’on voit partout les douces collines », s’imagine l’allemand Rüdiger, ville que l’on peut néanmoins quitter sans retour.
Marina « aux yeux inquiets alarmés », libraire à Chinon, recherche éperdument à Berlin « le garçon », son fils de vingt ans, fugueur invisible et sans prénom, « jeune homme plein de morgue et de répugnance et d’une inflexible aversion pour tout ce qui ne lui ressemble pas ». Il s’apprête à commettre à Berlin un massacre d’une violence inouïe.
Chacun des quatre personnages principaux de la pièce évolue dans une solitude que traduit l’absence de dialogues directs, remplacés par des monologues enchaînés. Mais les frontières entre les êtres ne sont pas étanches, continuité que traduit visuellement l’absence de ponctuation entre les répliques. Rüdiger, le logeur au « grand corps étranger », devine les pensées de Marina qui connaît en retour les siennes. Il l’assiste dans la recherche du garçon pour la mettre sur une fausse piste où elle se plaît à se laisser mener. De son côté Lenny, le mari libraire de Marina, venu de Chinon « imposer (s)a présence incrédule à Berlin », est habité par Esther, sa mère aigre et hostile qui lui communique de manière télépathique une vérité cruelle sur son couple et sur le garçon :
Comment avez-vous pu rendre possible cela : que le garçon ait compris dès l’adolescence qu’il vous décevait vous surprenait par quelque chose de mou et de sombre et de vaguement crétin en lui, vos livres le trouvaient indifférent, et votre sèche exultation votre froide bien-pensance ou au contraire votre émotivité exaltée quant aux détresses du monde, il ne succombait pas il ne s’indignait pas, mou et sombre et affreusement décevant.
Mais ici encore la pièce bifurque vers une délivrance étrange et glorieuse : dans un Berlin meurtri où les choucas sagaces n’ont plus que des mots indulgents, Marina s’imagine renaître, purifiée, et il appartiendra de nouveau au lecteur de donner sens à une ascèse ambiguë.
« Notre Élue » est le personnage principal de la troisième pièce Honneur à notre Élue (3), fable politique ne contenant pas de « clé » réaliste. On reconnaît dans la figure de l’Élue une de ces « femmes puissantes », une « cheffe » dont Marie Ndiaye aime peupler son œuvre. Cette Élue n’est pas une politicienne ordinaire mais un être dont l’excessive probité plonge dans la dévotion même ses adversaires. La pièce sera cependant l’histoire de sa chute. Son Opposant se résigne à lui tendre un piège grossier en faisant intervenir un couple de vieillards qui prétendront être ses parents et la calomnieront en public. Le plus étonnant est que Notre Élue se laisse faire et semble ‒ on ne sait si par masochisme, suprême orgueil ou sainteté janséniste, comme le suggère son nom ‒ se placer au-dessus ou au-delà de ce qui s’est ourdi contre elle. On a encore affaire à un être qui se retrouve à l’écart et qui suscite les mêmes questions que les deux autres pièces : notre Élue n’est-elle qu’un monstre d’orgueil comme l’homme de Délivrance serait un monstre d’égoïsme et Marina une mère contre-nature ?
Ces Trois pièces pourraient au fond toutes avoir pour titre Délivrance. Dans des phrases souples comme des serpents, se succèdent l’angoisse, l’extase, et la cruauté d’un monde que Dieu aurait quitté en y laissant une nostalgie du sacré, un sens aigu de la faute, et la folle imagination d’une magique rédemption.
Nathalie de Courson
(1) La mise en scène est de Denis Cointe, avec les percussions de Didier Lasserre et la voix enregistrée d’Yves Cendrey sur un magnétophone à bande en bobine qui tourne sur la scène.
(2) La pièce a fait l’objet de lectures publiques dans plusieurs villes et sera montée à l’automne 2019 au Théâtre de la Colline à Paris par Stanislas Nordey.
(3) La pièce a été créée en 2017 au Théâtre du Rond-Point à Paris sous la direction de Frédéric Bélier-Garcia.
Marie Ndiaye est née en 1967 à Pithiviers, d’une mère française et d’un père sénégalais qui quittera sa famille pendant la petite enfance de l’auteure. Elle grandit en région parisienne, se met très tôt à écrire et publie son premier roman à l’âge de 17 ans, Quant au riche avenir, publié aux éditions de Minuit. Avec son troisième roman La femme changée en bûche (1989), l’étrangeté et la sorcellerie entrent dans son œuvre. L’inquiétude, la cruauté, l’humiliation, le sentiment d’être décalé, différent, sont les thèmes les plus fréquents d’une œuvre copieuse dont on retiendra entre autres Rosie Carpe (prix Femina 2001), Les Serpents (nouvelles, 2004), Autoportrait en vert (2005), Trois femmes puissantes(prix Goncourt 2009), Ladivine (2013), La Cheffe, roman d’une cuisinière (2016)… Et pour le théâtre : Hilda (1999), Papa doit manger (2003), pièce avec laquelle elle entre au répertoire de la Comédie française, Les Grandes personnes (2011). A l’occasion de l’exposition « Le Modèle noir » du Musée d’Orsay, elle publie Un pas de chat sauvage en avril 2019.
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