Trois langues dans ma bouche, Frédéric Aribit
Trois langues dans ma bouche, janvier 2015, 208 pages, 17 €
Ecrivain(s): Frédéric Aribit Edition: Belfond
Le titre annonce trois langues. L’affaire de Frédéric Aribit est dès lors claire : la langue – on peut même l’écrire à la façon de Jacques Lacan lalangue (en un mot), pour signifier haut et fort que chez Aribit c’est une histoire d’être ou de ne pas être – de vie ou de mort. Dès l’épigraphe, on devine où il va chercher ses sources, Michon n’est pas si souvent cité or il l’est ici en ouverture de l’œuvre*. Et pas seulement de cette œuvre particulière mais, ce roman étant le tout premier de son auteur, d’une œuvre qu’on peut souhaiter dense et vaste, tant le talent de ce premier opus est éblouissant.
La langue donc. Celle d’Aribit est soyeuse, élégante, d’une stupéfiante beauté tant le registre noble – parfois rompu par des éclats triviaux – est totalement assumé, maîtrisé. Mieux encore, dominé. En quelques pages, on est totalement séduit, totalement certain d’être en train de lire un grand roman et un écrivain. Un vrai. Un de ceux qui ne racontent pas d’histoires. Prenez l’expression dans sa polysémie : il prend son travail d’écrivain très au sérieux ET son objet n’est pas de raconter une (ou des) histoire(s).
L’objet ici est d’écrire-en-soi, de déployer une poésie en prose de chaque instant, de chaque page, de chaque ligne. L’osmose avec le propos se fait naturellement, spontanément, ce qui est la signature même de la chose littéraire : pas de storytelling sec ni de torture de la langue, mais un flux énonciatif harmonieux et marqué du sceau de l’évidence d’une écriture pétrie de l’enfance et de la mémoire.
Car c’est de l’enfance et de la mémoire que nous parle Frédéric Aribit. Plus exactement du réel mnésique, c’est-à-dire ce que les moments de l’enfance ont déposé d’éternel dans la basse continue de l’homme et qui en fait la matière. Et le réel des hommes n’a pas d’autre support – chez les êtres parlants que nous sommes – que la langue, les langues. Le roman commence ainsi par la fameuse fable mettant en scène deux vieux mexicains qui seraient les deux derniers hommes au monde à parler l’ayapaneco, langue indigène en voie de disparition. La fable dit (peu importe que l’histoire soit probablement fausse) que ces deux hommes refusent de se parler pour des raisons obscures. Donc les deux derniers porteurs de l’ayapaneco tuent l’ayapaneco. Formidable métaphore filée tout au long du roman et qui nous dit que la mort des langues – en particulier régionales – c’est aussi la mort des hommes, la mort tout court.
L’enfance et la mémoire ont un chant, une musique. Et c’est la/les langues.
« A poings fermés, les échos d’enfance dorment dans leur chambre. J’y pénètre sur la pointe des pieds, assuré d’y déranger l’ordre muet des choses. La veilleuse est toujours allumée, et jette sa lumière de feutrine sur l’immuable ritournelle aux lèvres murmurées. Le chant vient de loin, n’a plus d’âge, on le devine à peine sous l’épaisseur des langues. Des rêves là se fomentent, dans l’imperceptible secret de leurs images, conspirations nocturnes qu’éventera demain le plein jour du réel advenu ».
La musique basque de la langue des grands-parents, des parents, de ceux qui résistent et défendent le seul drapeau au monde qui mérite vraiment d’être défendu avec acharnement : la langue de nos sources – toute langue donc – avec ce qu’elle charrie de culture, d’histoire, de mémoire, de richesse. Au-delà des langues que nous parlons et qui nous portent, celles du monde, celles que nous ne parlons pas (ou plus) et que Frédéric Aribit perçoit comme des pertes irréparables :
« Toutes celles que je ne parlais pas, ne parlerais jamais, toutes ces lueurs sur le monde qui m’avaient à jamais échappé, ces aubes que je verrais pas, ces clartés impossibles, et celle surtout que je ne parlais plus, morte dans ma bouche même et que j’avais recrachée, que j’avais donnée aux chats (…) ».
Oui, le titre annonce trois langues. L’auteur nous donne dans les dernières pages sa version des trois langues dans la bouche : l’organe, l’objet de plaisir érotique, celle qu’on parle. La lecture de ce magnifique itinéraire dans les sources d’une vie suggère – entre autres – une autre version des trois langues dans la bouche : celle qu’on parle – et que Frédéric Aribit écrit si bien –, celle qui lui a à jamais laissé sa trace immuable, celle de ses anciens du Pays Basque et une troisième, qui n’est plus désignable par l’anatomie, la grammaire, le lexique : celle qui fait lalangue, celle que Freud et Lacan ont perçue, celle qui fait écrin à l’être humain, à l’être parlant, celle qui renferme la vérité d’un homme.
C’est un éclat de cette vérité que Frédéric Aribit nous livre dans ce roman. Un éclat de diamant littéraire.
Leon-Marc Levy
* « J’abordais l’époque où les immunités tombent, où les cauchemars sont vrais et où la mort existe », Pierre Michon, Vies minuscules
VL3
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