Très chère Ursule, Mano Gentil
Très chère Ursule, janvier 2017, 229 pages, 17,90 €
Ecrivain(s): Mano Gentil Edition: Serge Safran éditeur
Mano Gentil a le sens de l’architecture. Et du talent pour disposer du temps comme d’un accessoire. Elle manie les évènements comme elle déplacerait le mobilier dans son appartement ou le vôtre, cette table au centre plutôt que contre le mur, elle sélectionne les tissus, lisse les tentures, coud les ourlets des rideaux, accentue les plis qui confondront les êtres de ses compositions, pire, les mettront en lumière. Elle range, elle aménage.
Les placards de ses personnages.
Elle affectionne la poussière glissée sous les tapis, la laisse volontiers gonfler, prend un malin plaisir à l’éparpiller. Elle a le goût du mécanisme théâtral. Et la correction de ne répéter ni les sujets, ni les tonalités, d’un livre (à) l’autre. « Nous étions jeunes et larges d’épaules », « Dans la tête des autres », « Boucher double », « Le cri du Gecko », entre autres.
« Très chère Ursule ».
Ses personnages ?
Des figures qui ne s’embarrassent point du genre, qui vous retiennent, qui vous sauveraient presque du naufrage du quotidien, accrochées au bord des pages, leurs travers pour horizon. Ursule. Julien. Leurs petites manies sous le bras, leurs manigances en bandoulière et l’extérieur pour prétexte. Très chère Ursule est un va-et-vient entre le rez-de-chaussée et le quatrième étage, entre l’extérieur et l’intérieur de l’intrigue, entre le monologue intérieur dans la tête d’Ursule et la narration distanciée, la distance toute nécessaire pour mieux se protéger du poids des autres et de leurs réalités.
Au quatrième étage ?
L’agence de communication. L’ambiance bureau, la sainte ritournelle des réunions, de l’espace et de la transparence, peu importe la hauteur ou la solidité, du rythme surtout. De l’éclairage en continu. Pour la couleur, du clair pour les murs, de la moquette sombre pour les sols. Le clapotis furieux des claviers assure le volume sonore. C’est du moins ce que vous imaginez, car les pages ne décrivent pas. La porte en face de l’agence est celle de l’appartement d’Ursule.
Grenoble, rue Ampère, l’immeuble coquet où les bureaux ont remplacé les appartements particuliers et se donnent des airs de « at home ». Question de budgets.
Les particuliers sont ici des survivants, ils sont suspects.
Julien travaille chez Socard et Associés au quatrième étage, tangue chaque matin, l’ascenseur qu’il faut attraper à la volée et la bonne place de parking qu’il rate immanquablement. Julien se prend les pieds dans son rôle et dans un ultime instinct de survie doit s’inventer une raison pour se tenir debout. Ne pas déraper. Se dire soudain malade pour se donner de la marge, le genre de phrase anodine prononcée sans préavis, oui c’est grave, ne pas trop dévoiler, oui ça se voit déjà. Les conséquences, Julien Pulmel y pensera plus tard.
Monsieur Julien Pulmel a un duplex fraîchement acquis qu’il n’habite que pour dormir, une petite amie transparente et un nouveau client, la voisine d’en face. Mademoiselle Ursule Viroët a un grand projet, a de l’argent, souhaite organiser une réception où des personnalités seront conviées, réception en l’honneur de sa défunte mère, à la hauteur de son rang surtout. Les Hohenstofür. Les noms ont des dispositions et de nobles demeures.
« Ursule, vous permettez que je vous appelle Ursule ? Dites-moi exactement ce que vous entendez par personnalités ».
Julien a précisément un patron, le patron a un fils pour associé et une secrétaire pour, bref Ursule a une mère, accessoirement un père et un frère. Le rire ou l’horreur sous le bureau, sur le palier, l’abject bientôt un peu partout, le bord du précipice pour cage d’escaliers.
« Je n’aime pas cette gare. Elle me rappelle trop de souvenirs. Je me souviens de ce voyage où, seule avec Maman, nous avions pris ce train de nuit. A l’époque, il n’y avait pas de liaison directe et nous avions dû attendre deux heures, dans une station déserte et glacée. Je m’étais allongée sur le banc et ma chère maman tenait ma tête contre son ventre. Je me souviens de tous ces bruits à l’extérieur et à l’intérieur du ventre. Quand Maman toussait, j’entendais un son rauque amplifié par l’écho. J’avais peur et à la fois j’étais bien. J’avais froid, mais j’étais réchauffée par le corps de ma mère. C’était une impression douloureusement agréable de me trouver là. Puis l’heure de la correspondance est arrivée. Maman m’a secouée pour que je me lève. J’aurais voulu donner ma vie pour rester là, inerte, et finir ma nuit frigorifiée sur ce banc. Mon corps contre celui de Maman. Mais elle a crié et j’ai détalé comme un lapin (…) Maman s’énervait de m’entendre répondre à ces questions avec des sons échappés de ma gorge.
– Ce n’est pas possible d’être aussi gourde ! »
Ursule ?
Il suffit d’entrer dans son appartement.
« (…) un espace irrespirable où se mêlent poussière et odeur de bougies (…) une cuisine où règne un ordre impeccable. Trois chaises autour d’une table, un étonnant lustre à pendeloques et un réfrigérateur immense (…) une pièce très sombre où des icônes au mur se disputent l’espace avec des tentures et de lourds rideaux ».
Ursule a ses antichambres. Son petit trésor qu’elle confie à sa poupée, sa ligne de défense ainsi plastifiée. Dépenser puis dépecer. De la poupée à l’agence de communication, la narration craque, les mots claquent, du journal intime à son effondrement, ça « coach », ça « brief », l’auteur prend plaisir, ça se sent sous les mots, l’auteur manipule avec soin les différences de tons et d’ambiances, les détails comme les indices. Et ça l’amuse.
L’artificier se prépare pour le final.
Il y a de l’épique donc, du rocambolesque dans le décor, le Duché entre la Suisse et la France, le lieu de réception sera le château des Hohenstofür avec des tours, avec des douves. Des pieux et des meurtrières. Entre l’appartement d’Ursule et la trivialité du réel, entre la ville et l’agence, entre le quatrième et le rez-de-chaussée, ce qui se trame entre les êtres et leurs fantasmes, pardonnez ce lapsus, leurs fantômes. Entre, il y a les mots, les postures, les portes, des clins d’œil aussi, « D’une rencontre l’autre ».
Ici le titre fait le personnage, lui offre la légitimité du statut et de l’usurpation, ici le personnage est un fou. Il a décroché des hautes fenêtres les rideaux brodés, en guise de cape, l’abat-jour doré sur la tête, ainsi vêtu il peut se rendre à son sacre. Vous souriez. Vous êtes le lecteur pris sur le fait, l’œil dans le trou de la serrure, pris par le désir d’entrer ou de prendre parti. Peu importe. La nostalgie ou la vengeance.
« Peu importe. Le parc donne envie de suivre ses allées et l’élégance des promeneurs suggère d’adopter une attitude noble et décontractée. C’est certainement, ce qu’on appelle l’aisance aristocratique. Ce petit rien qui d’ordinaire pourrait passer pour une faute de goût et qui, soudain, au contact de l’argent et de la célébrité, se transforme en élégance naturelle.
D’un coup de main agile, Julien desserre sa cravate et glisse une main dans la poche de son pantalon. Le voilà qui déambule dans le parc d’un palace avec l’aisance nécessaire à cet exercice ».
Donc c’est drôle, c’est bon, c’est barré, c’est bien ficelé.
Mais !
Aïe il en fallait un !
Ça décroche un peu sur la fin… Les rideaux autour des épaules et l’abat-jour sur la tête, c’est triste de finir ainsi… Très chère Ursule.
Sandrine Ferron-Veillard
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