Treize histoires (These Thirteen), William Faulkner (par Léon-Marc Levy)
Treize histoires (These Thirteen), William Faulkner, Folio
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: Folio (Gallimard)
Lire quelques pages de Faulkner amène chaque fois à se demander pourquoi on lit d’autres auteurs. Faulkner a épuisé les possibilités de la fiction en prose, non par la sophistication du style ou des champs lexicaux rares, mais par un phénomène presque purement optique. Panoptique peut-on dire, tant son monde est le fruit d’un regard absolu, totalisant, sur les personnages et les lieux qu’ils peuplent. L’auteur regarde ce qu’il crée, il est spectateur des gens, des situations, et il en rend compte. Rien de ce qu’il invente ne lui appartient, il le met juste à la disposition du lecteur, qu’il investit du pouvoir – redoutable – de comprendre. On est aux antipodes de la fiction romanesque française, voire européenne où l’auteur raconte, explique, conclut. C’est là toute la « difficulté » de lire Faulkner : il faut prendre le temps pour comprendre, ne pas tendre en permanence vers le moment de conclure. Laisser vivre les personnages, les suivre, les voir, les écouter parler, sans chercher sans cesse où ils vont, ce qu’ils font, pourquoi ils le font. Le sens viendra à qui sait attendre pour entendre.
La nouvelle faulknérienne est unique au monde : elle n’est pas un autre genre que le roman, elle est encore un roman. En nos temps où les écrivaillons s’évertuent à délayer, allonger, tirer à la ligne, une nouvelle de Faulkner fait figure d’objet rare, d’intrus. Il condense, abrège, épure. Et pourtant, dans chaque nouvelle – dans ces treize-là et dans toutes l’œuvre nouvelliste du maître du Mississippi – il y a toute la matière d’un roman. Et non seulement la matière, mais aussi la structure. A ce titre, la première nouvelle de ce recueil, Victoire, est exemplaire. Le récit est construit en blocs qui peu à peu se joignent, s’imbriquent, laissent bloc par bloc naître le temps, les lieux, les gens. Le sens enfin. On a là l’architecture complète d’un roman, mais en 45 pages.
Il est intéressant de regarder, en contrepoint, la technique des nouvelles de Raymond Carver (et en ceci il mérite bien son baptême de « Tchékhov américain ») : des morceaux de vie, qui débutent presque toujours de façon aléatoire (« Le samedi après-midi la mère alla en voiture à la boulangerie-pâtisserie du centre commercial ») et qui finissent de façon tout aussi aléatoire (« – Scotty dit la voix. C’est au sujet de Scotty. Ça a un rapport avec Scotty, oui »*). Le lecteur, là aussi, est abandonné mais pas pour reconstruire du sens, seulement parce que ça n’a pas de sens. Faulkner et Carver constituent les deux pôles opposés du genre nouvelle (il ne s’agit évidemment pas ici de préférer l’un ou l’autre) : le premier est un romancier qui écrit des nouvelles dont tout l’art se situe dans le déplacement et la condensation, le second est un nouvelliste pur – pour rappel jamais Carver n’écrivit de roman même s’il en eut la vaine intention.
Pour Faulkner, la nouvelle est un genre d’une immense exigence. Il dira même plus grande que celle que le roman implique. On se rappelle la fameuse « hiérarchie » qu’il établit lors d’un fameux entretien avec Jean Stein en 1956 : Peut-être que tout romancier désire commencer par écrire des poèmes, découvre qu’il ne peut pas et aborde alors la nouvelle qui, après la poésie, est la forme littéraire la plus exigeante. Et c’est seulement après avoir échoué là qu’il se tourne vers le roman. Poésie, puis nouvelle, enfin roman ? Doit-on croire un instant ce propos de Faulkner ? Rien n’est moins sûr, d’autant que l’on sait qu’il clamait à tous ses amis dans les années trente qu’il écrivait des tas de nouvelles pour gagner de quoi se nourrir ! Néanmoins, la parfaite maîtrise et l’inventivité des nouvelles de ce recueil montrent à l’évidence que le maître a traité le genre avec la plus grande déférence. D’ailleurs, la frontière est tellement poreuse entre roman et nouvelle dans l’œuvre de Faulkner qu’on retrouve les lieux, les personnages d’un côté et de l’autre : Flem Sutpen, Le Révérend Gail Hightower, Quentin Compson et plusieurs autres personnages des grands romans font ainsi des apparitions dans des nouvelles, antérieures ou postérieures aux romans.
L’univers, thématique, géographique, humain, littéraire de Faulkner englobe toute son œuvre et c’est donc très naturellement qu’on retrouve dans les nouvelles de ce recueil toutes les grandes obsessions itératives des grands romans. A commencer par le thème de la dégradation, de la chute. Victoire (déjà cité) est l’histoire d’un ancien soldat, héros de la guerre 14-18 et qui connaît peu à peu l’oubli, l’indifférence, l’avilissement jusqu’à la mendicité.
L’autre grand thème faulknérien rencontré fréquemment dans ces nouvelles est la formation, l’éducation, l’acquisition de l’expérience de la vie, l’apprentissage. Les enfants qui sont présents dans nombre de ces histoires découvrent auprès des adultes le monde de l’expérience et de la responsabilité.
Il est frappant de constater que, contrairement à ses romans, Faulkner ne travaille pas tellement la structure des récits en tant que nouvelliste. Il est plus raconteur d’histoire : la narration est son principal objectif, qu’il atteint par le suspense (Une rose pour Emily), ou le jeu des points de vue (Victoire). C’est de là probablement que vient le sentiment de facilité que le lecteur peut ressentir. Il n’en reste pas moins que Faulkner est sans doute l’un des plus grands nouvellistes du XXème siècle, enraciné dans son territoire – imaginaire mais si réel – du Yoknapatawpha, au point d’en faire une attache aussi forte que l’Odessa de Babel ou le Dublin de Joyce.
Tout ce que touche Faulkner participe à part entière à la grandeur de son œuvre. Ce petit recueil de nouvelles de 1931 suffit à s’en convaincre à jamais.
Léon-Marc Levy
* Extraits de Le bain, in Parlez-moi d’amour, Raymond Carver (L’Olivier)
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