Transformations, Anne Sexton (par Didier Ayres)
Transformations, Anne Sexton, éditions Des femmes-Antoinette Fouque, mai 2023, trad. anglais (USA), Sabine Huynh, 120 pages, 14 €
Un univers
Je connais maintenant la poésie d’Anne Sexton, dans sa traduction française récente. Et de mes premières lectures de ses poèmes, j’ai été sûr qu’il s’agissait d’une voix, d’un univers, à la fois proches de Sylvia Plath, développant un style propre, un monde à part, un monde borderline au sens fort du terme : à la bordure. Il en est encore question ici, dans ce mélange, cette approche du conte pour enfant par le poème. Cette tentative est inouïe, car elle demande une force exceptionnelle pour articuler la prosodie du poème à la rhétorique du conte. Le conte universel se dilate dans cette poésie contemporaine (ces textes datent de 1971). Et ce qui ressort de ce travail, c’est un ton énigmatique, une légère euphorie liée à une ivresse des motifs, quelque chose de poreux en tout cas.
Mêlant à cette forme polymorphe « poéconte » une certaine ironie, voire un léger accent d’humour, cette poésie vient troubler la question du genre – dont on connaît les suites chez Judith Butler. Le regard et le destin des héroïnes des contes, si notablement genrés entre rose et bleu, fille et garçon, s’offrent comme un contrepoint au discours féministe. Les histoires de contes soulèvent une irritabilité devant les stéréotypes des histoires merveilleuses qui se résument, aussi et surtout, à celles des peurs des petites filles.
Ce mélange d’histoires enfantines et de poésie féminine, aboutit tout bonnement à une avant-garde à la fois conceptuelle et stylistique. Il s’agit formellement de pointer une attitude philosophique (ici l’ironie, dont le travail intellectuel semble la pierre angulaire de ces « transformations » du conte en poème), tout en gardant à l’esprit une forme poétique contemporaine. De ce fait, ces poécontes sont d’une variété d’approches tout aussi bien esthétiques que didactiques (on y apprend ainsi comment rire de la douleur – si l’on considère qu’être une femme est un apprentissage (on ne naît pas femme : on le devient).
Il s’agit pour la poétesse, à mon sens, de pouvoir rire de sa douleur et de surmonter une condition féminine ; et grâce à l’emploi de métaphores incongrues, tourner en ridicule certains tropes des fairy tales si connus de tous. L’écrivaine subvertit les genres académiques comme si la libération de la femme devait en découler. Et tout cela dans le difficile exercice d’un poème. Ainsi, on aboutit à une terre étrange, à une espèce d’Atlantide imaginaire où les enfants, garçons et filles hirsutes, se posent des questions existentielles : l’existence précède-t-elle l’essence ? être fille est-ce logique ? comment rire d’un servage ?
Pendant ce temps Blanche-Neige tenait sa cour plénière
en roulant et clignant ses yeux de kaolin bleu,
et consultait parfois son miroir,
comme le font les femmes.
Peut-être s’agit-il aussi de folie. De porter en son esprit une schize profonde, laquelle partage le monde entre un moi-même et les autres, comme la discipline des écoles oblige à choisir un camp : soit celui du rose (et des douleurs) soit celui du bleu (en son autorité usurpée).
Ouvre ta robe, dénude ton épaule,
viens toucher une copie de toi-même,
car je suis à la merci de la pluie,
car j’ai quitté les Trois christs d’Ypsilanti,
car j’ai quitté les longues siestes de Ann Arbor
et les clochers d’église sont devenus des moignons.
Cette relation épisodique du poème au récit du conte, prétexte finalement à un triomphe de la mise à distance (espèce de distanciation brechtienne qui autorise la critique sociale), raconte en sous-texte, ensemble, la difficulté de produire un texte hybride et poreux, et celle de signaler l’inconscient d’une écriture qui n’est pas maîtrisée de façon coercitive. La jeune fille, l’enfant de sexe féminin qu’a été Anne Sexton, cherche pour toujours à échapper à la doxa patriarcale, car ses souvenirs de conte sont justement ses souvenirs, mélanges d’effroi, de peur et d’amusement hilarant – car on peut toujours se moquer de souffrir. Ainsi, on croise la violence. Celles des Métamorphoses d’Ovide, du destin mythique de Philomèle, ou encore de l’action dilatoire de Shéhérazade. Tout cela pour aboutir à une espèce de Décaméron moderne, décapé par l’idéologie d’aujourd’hui. Telle la réussite de ce recueil, où le principal enseignement se traduit dans la langue poétique de l’auteure américaine comme un exercice spirituel et engagé.
Didier Ayres
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