Traduire Hitler, Olivier Mannoni (par Martine L. Petauton)
Traduire Hitler, Olivier Mannoni, éd. Héloïse d’Ormesson, octobre 2022, 128 pages, 15 €
« J’allais replonger dans le texte d’Hitler, ce marécage dont la boue n’avait pas fini de coller à mes bottes de traducteur ».
« Historiciser le mal, Une édition critique de Mein Kampf, 2021, 700 pages, 2 livres, 27 chapitres, pour le livre d’Hitler, entouré d’un appareil critique d’une rare ampleur ». Qui ne s’en souvient ? Le projet, les historiens, l’opinion ; les différents points de vue ; le faire, ne pas le faire. La longue – et argumentée – polémique faisant la « une » pendant plusieurs mois, agitant le fond de notre conscience à tous, historico-morale ; pas si souvent qu’on a l’occasion d’un débat de ce type. Celui qui parle ici, c’est le traducteur, et quand on sait l’importance de la traduction, cette « autre » voix d’une œuvre, on ne peut qu’être très attentif à son récit – son rapport, pourrait-on dire.
O. Mannoni a jugé bon de se présenter, et c’est bienvenu, car une des questions premières que le lecteur se pose ici, c’est immanquablement : c’est qui, ce type qui traduit Hitler ? Petit garçon germanophone dès 5 ans, qu’un livre sur « les camps de la mort » branche, adulte, sur la littérature allemande nazie ou consacrée à la période (ainsi La Médecine nazie et ses victimes, d’Ernst Klee). Il nous raconte les difficultés particulières de traduire l’écriture nazie : « phrases… écrites avec ce ronflement typique des textes nazis, ces coups de menton virils et ces claquements de talons en guise de point final. En découvrir le sens était une gageure, le rendre en français, un insurmontable défi ». Et de nous guider vers quelques « bonnes » pages qu’il a traduites d’« illustres » nazis, tel, Goebbels, son journal, « tordu, indigeste, vicieux ». C’est là que le traducteur « doit se retenir, garder le ridicule à sa juste mesure, ne pas forcer le trait, ne pas se laisser aller à gonfler encore plus les boursouflures du texte » ; Himmler, l’agenceur de la solution finale, et ses « lettres à sa femme » (« ma chère bonne, téléphone donc à la SS, qu’ils fassent en sorte que ma voiture soit prête à rouler vendredi soir ») d’une infinie médiocrité, types même d’« individus sans talent, sans ampleur, sans autre moteur que la haine », qui sont le matériau de base des acteurs du nazisme.
C’est Fayard qui contacte O. Mannoni pour rejoindre l’équipe – ils seront finalement 50, autour du projet Mein Kampf. L’accouchement prendra plusieurs années de sa conception au début de la réalisation ! Deux ans pour rendre la 1ère traduction, peu satisfaisante au bout au regard des historiens (« un passage élégiaque en allemand donnait un passage élégiaque en français »), logique, mais pas pour ce livre-là. Car, vouloir « rendre abordable pour le lecteur français », c’est-à-dire un travail de construction, n’est pas ce qu’il faut ici, puisqu’on veut le texte le plus proche possible de celui de 1925, malgré ses incohérences et sa mauvaise écriture. « Il fallait laisser repousser dans ce bourbier verbal, mais dans leur version française, les fleurs noires des marécages ». Quatre autres années seront nécessaires, animées par la polémique, publique et politique d’abord, dont l’ire retentissante de Jean-Luc Mélenchon, qui démissionne de chez Fayard, son éditeur… Le débat enfle ensuite entre historiens et intellectuels ; où l’on prend conscience du « grimoire » médiéval qu’est le livre (F. Aubenas), considérant le pouvoir de contagion automatique d’un contenu qui « dirait tout le nazisme futur », à la façon d’un Nostradamus ? Or, ni la Shoah ni les camps ne sont présents dans ces pages haineuses et arrogantes. « Mein Kampf ne nazifiera pas les égarés qui tomberaient dessus par accident, il ne peut convaincre que des convertis », dit un historien qui souligne qu’il est en vente libre. Un autre n’est pas très favorable au motif « d’encourager une lecture hitléro-centriste du Nazisme », dépassée. Faut-il malgré tout prendre le risque de recréer un « objet fétiche » ? Mais, « un travail de mise en perspective – critique externe – et d’élucidation – critique interne », n’est-il pas le propre de l’historien ?
Dans la partie de son récit, appelée à juste titre « Le bourbier », O. Mannoni relate – brillamment – son coltinage avec la langue hitlérienne, étendue à la langue nazie. On découvre ! Langue de violente propagande, destinée à faire peur, à mater – on les entend cracher ces mots-cravaches ; n’a-t-on pas tous dans l’oreille, et pas seulement ceux qui les ont entendus « in vivo » les beuglements d’Hitler… Textes incohérents, maladroits, incorrects en syntaxe, lourdeur insupportable du style, d’où l’extrême difficulté de la traduction, surtout au plus près du texte, car il faut aussi faire comprendre, et manier de fait le verbe « traduire » dans son sens le plus populaire. Ce qu’on sait beaucoup moins, ce sont les objectifs et leurs mécanismes de la langue nazie ; une sorte de truchement constant, particulièrement vicieux, sinon habilement diabolique : tromper, dissimuler la réalité du but. Démonstration est faite avec des termes comme « évacuation » des Juifs, pour le sens d’extermination, ou la polysémie du mot « volk » glissant de « peuple » à « race ». La polarité des mots est systématiquement inversée de façon à ce qu’« implacable » devienne positif ! O. Mannoni donne quelques passages in-extenso et propose ses problématiques de traduction, soulignant une fois de plus le problème-jargon. Au bout, toujours la même conclusion, si importante pour notre rapport à la langue et à la culture allemande : « traduire Hitler et les nazis, ce n’est pas traduire de l’allemand ».
Au bout de ce travail de titan, la conclusion est sans appel : la tâche a été utile ; travail de mémoire dont d’ailleurs le titre ne comprend pas le nom du livre, accessible seulement sur commande, dont les droits d’auteurs iront à la fondation Auschwitz-Birkenau. Le dernier chapitre « Echos lugubres » fait – c’est peut-être connu, mais il faut le souligner sans cesse – l’état des lieux des traces et contagions de cette « pensée nazie », dans notre quotidien, négligeant volontairement ceux qui s’y réfèrent ici et aussi ailleurs (ainsi de pas mal de pays intégristes musulmans, de groupuscules nazillons hélas grossissants en Europe). L’accent est mis sur le négationnisme, les dérapages de partis nationalistes, la théorie du grand remplacement, la montée des populismes à visages plus ou moins découverts. O. Mannoni éclaire du coup la langue de Trump dans ses discours et autres tweets – même si comparaison n’est pas raison –, Trump qu’il a traduit, et son langage « comparable à celui qu’est censé posséder un élève de 5ème ». Et de le comparer à la langue lumineuse d’un Obama.
Notre auteur traducteur se dévoile aussi, tout au long de sa relation – obligation dont on lui sait gré – citoyen. Il nous dit le pénible de la chose (8 ans le nez dedans), le fait que dans sa bibliothèque, son épouse retournait les exemplaires sur la tranche, son émotionnel, sa toujours constante sidération coléreuse… traduire, un bien curieux voyage, toujours quel que soit l’objet, mais tellement autre chose ici…
« J’entends ce bruit de succion de la pelle du traducteur plongée dans la glaise vaseuse, qu’on laisse égoutter après l’avoir soulevée et avant d’analyser la motte ».
Nous, lecteurs, l’entendons aussi, et ne pouvons qu’être reconnaissants à toute cette équipe d’experts d’« historiciser le mal », cette autopsie salutaire.
Martine L Petauton
Olivier Mannoni, né en 1960, traducteur de l’allemand, spécialiste des textes de et sur le IIIème Reich, préside l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF), ayant fondé L’École de Traduction Littéraire (ETF).
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