Traduire Hitler, Olivier Mannoni (par Gilles Banderier)
Traduire Hitler, Olivier Mannoni, Éd. Héloïse d’Ormesson, octobre 2022, 124 pages, 15 €
Peu satisfait de la mise en scène d’une de ses pièces en Allemagne, Éric-Emmanuel Schmitt fit remarquer que le Rhin ne marquait pas seulement une limite entre deux pays, mais entre deux civilisations. Dans la lignée d’Albert Kohn, Maurice Betz, Henri Plard ou Philippe Jaccottet (qui pouvait encore revendiquer d’autres titres de gloire), Olivier Mannoni est un des grands traducteurs depuis l’allemand, avec Bernard Lortholary ou Jean-Pierre Lefebvre. Il a notamment traduit (sous le titre Historiciser le mal. Une édition critique de “Mein Kampf”, un volume énorme et hors de prix) – parce qu’il fallait bien que quelqu’un le fît – Mein Kampf, ce puits noir d’énergie négative dans lequel la langue allemande a disparu, selon la thèse polémique soutenue en 1959 par George Steiner (Le miracle creux, Langage et silence, Les Belles-Lettres, 2010, p.91-111). On sait ce qu’il advint. Stefan George, l’immense écrivain à qui Hitler avait proposé la direction de sa nouvelle Académie allemande de poésie (Deutsche Akademie für Dichtung), refusa avec mépris, s’exila et mourut fin 1933. D’autres grands écrivains quittèrent l’Allemagne : Thomas Mann, Stefan Zweig, Hermann Broch, Berthold Brecht, etc. D’autres encore (Ernst Wiechert, Ernst Jünger, Ernst Robert Curtius, etc.) se réfugièrent dans une « émigration intérieure » qu’on peut estimer parfois ambiguë, mais il est facile de les juger depuis son fauteuil et en vivant au milieu de conditions politiques (heureusement) différentes.
La littérature allemande après 1945 se ramena à deux noms, Ernst Jünger, un survivant de l’Allemagne wilhelminienne, et Günter Grass, qui finira rattrapé par son passé nazi (comme Hans Robert Jauss dans le domaine des études littéraires).
Il est de bon ton qu’un traducteur s’efface derrière l’œuvre traduite (qui fut Albert Kohn, auteur de la magnifique traduction de La Mort de Virgile ?). Olivier Mannoni ne l’a pas entendu ainsi et a tenu à publier un petit volume qui à la fois constitue une justification de son travail et un dossier des réactions, rarement neutres et dépassionnées, qu’il provoqua. Qu’une version française de Mein Kampf, ce livre que Churchill qualifia de « Alcoran de la haine », soit nécessaire, compte tenu de l’importance – fût-elle ex negativo – de ce livre, à l’instar des pamphlets antisémites de Luther ou des Protocoles des sages de Sion, peu d’historiens le contestent. Mais il y a une mythologie qui nimbe Mein Kampf. Ce livre, dont les exemplaires anciens sont en principe interdits à la vente et s’acquièrent sous le manteau, apparaît aux yeux de ceux qui ne l’ont pas lu comme une sorte de grimoire maléfique, de Necronomicon, de noir talisman magnétique et désirable. Or la traduction permet de le démythifier, car on se rend alors compte qu’il s’agit d’un texte-fleuve indigeste, à la limite du lisible, écrit avec les pieds par un individu dont les études s’étaient arrêtées de bonne heure et cela se sent à chaque page. Au fond, il y a entre l’aura, la légende de Mein Kampf, et la réalité de ce livre la même différence qu’entre la démesure inconcevablement orgueilleuse de la Shoah (effacer de la surface terrestre le peuple élu par Dieu) et les hiérarques nazis en train de pleurnicher sur les bancs de Nuremberg ou de Jérusalem, rejetant les uns sur les autres la responsabilité de ce qui s’était passé.
On se doute bien que traduire en français cette prose hystérique et nauséeuse a dû n’apporter que peu de satisfactions à M. Mannoni, mais il fallait bien que quelqu’un s’y colle, comme on dit trivialement, et après tout il avait déjà traduit le journal de Goebbels qui, bien que plus instruit que son maître (il avait eu comme maître Friedrich Gundolf, un érudit juif, et avait rédigé une thèse de doctorat), n’écrivait pas mieux. Mais Traduire Hitler ne se contente pas d’être le récit d’une aventure éditoriale et de sa réception heurtée. Il glisse vers le pamphlet politique et le résultat n’est pas heureux, surtout lorsque M. Mannoni se met à manier une prose aussi lourde que l’auteur qu’il a traduit (« J’entends ce bruit de succion de la pelle du traducteur plongée dans la glaise vaseuse, qu’on laisse égoutter après l’avoir soulevée et avant d’analyser la motte », p.89). M. Mannoni se donne beaucoup de mal (et il est logique qu’il le fasse) pour convaincre son lecteur qu’il existe deux Allemagnes, l’authentique et la nazie, celle-ci constituant une sorte d’excroissance maligne, de tumeur cancéreuse par rapport à celle-là. C’est une thèse qu’il n’est pas rare de rencontrer sous la plume d’auteurs allemands ou d’origine allemande et les ressorts psychologiques qui la sous-tendent ne sont pas difficiles à entrevoir. On a le droit de ne pas le suivre et de considérer que ces deux Allemagnes ne sont, dans le meilleur des cas, que les deux faces d’une même pièce. Un manuscrit des années 1490-1510, conservé à la Bibliothèque des Dominicains de Colmar, attribué à un auteur nommé le « révolutionnaire du haut Rhin » (ou plus exactement du Rhin supérieur), énonce déjà, de manière troublante, les grands thèmes du nazisme. Quelle fut l’influence de ce texte ? On l’ignore précisément, mais il est bien connu qu’une fois lancée dans le monde, une idée ne disparaît jamais. La théorie de M. Mannoni, suivant laquelle il existerait une sorte de différence ontologique entre l’allemand des grands classiques et la lingua Tertii Imperii ne convainc guère (Nietzsche avait déjà pressenti l’évolution mortifère de sa langue). De là, M. Mannoni en arrive à la politique contemporaine et le rapport ne saute pas aux yeux : on peut penser ce qu’on veut du président Trump, on peut surtout n’en rien penser du tout, mais le qualifier de milliardaire « connu pour sa coiffure en motte d’herbe sèche, son jeu de mains grotesque lorsqu’il s’exprime, son racisme, ses idées réactionnaires et son inconsistance » (p.113-114) est une attaque ad hominem indigne d’un authentique démocrate. « Le phénomène attira immédiatement mon attention », poursuit M. Mannoni. Nous sommes heureux de l’apprendre. « Non pas qu’il eut été judicieux d’établir une comparaison politique entre Hitler et Trump » (p.116), ajoute-t-il, mais ce n’est là qu’une prétérition, puisque cette comparaison, cette reductio ad Hitlerum de Trump s’opère ensuite sur près de quatre pages. Quant à la situation en France, on est bien obligé d’admettre que tous les Juifs qui, ces dernières décennies, ont été tués en tant que Juifs l’ont été par les lecteurs d’un Livre, mais pas de Mein Kampf. On peut se faire peur avec la « Nouvelle droite » et le GRECE, qui ne furent jamais une force politique, mais plutôt un laboratoire d’idées ; on peut de même penser ce qu’on veut d’Éric Zemmour et même n’en rien penser du tout (son programme politique est plus ou moins celui du RPR à la fin des années 1970), l’évoquer dans un livre consacré à Mein Kampf est excessif et donc, comme l’a, paraît-il, déclaré Talleyrand, insignifiant.
Gilles Banderier
Né en 1960, Olivier Mannoni a traduit plus de deux cents titres, dont la réédition critique et contextualisée de Mein Kampf.
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