Toutes les vagues de l’océan, Victor del Árbol
Toutes les vagues de l’océan (Un millón de gotas), février 2015, trad. de l’espagnol par Claude Bleton, 608 p. 23,80 €
Ecrivain(s): Victor del Arbol Edition: Actes Noirs (Actes Sud)Attendu par les amateurs depuis des mois, le troisième titre d’un maître du thriller « made in Barcelona » traduit en France, toujours chez Actes Sud et dans une traduction de Claude Bleton : Toutes les vagues de l’océan (Un millón de gotas) de Víctor del Árbol. Un roman qui a demandé à son auteur, de son propre aveu, un important travail et qui fut plus « éprouvant » que les précédents (La maison des chagrins / Respirar por la herrida ; La tristesse du samouraï / La tristeza del samurai ; précédé par El peso de los muertos (pas traduit) et El abismo de los sueños (primé mais pas publié).
Un avocat discret, un peu débordé par la vie et les événements, Gonzalo Gil, est confronté à la mort de sa sœur, Laura, et à tout ce que celle-ci va entraîner. C’est que Laura, son aînée de quelques années, n’est pas quelqu’un de très ordinaire. Elle a commencé par publier un article qui contestait la légende entourant la vie et la disparition de leur père, est entrée dans la police alors que d’autres carrières, plus enviables, se présentaient à elle, s’est retrouvée dans une enquête qui semble avoir coûté la vie à son jeune fils pour être finalement accusée d’avoir cruellement exécuté l’assassin de celui-ci avant de se donner la mort. Gonzalo a du mal à simplement admettre ce qui s’est passé, ce qui se serait passé, et va partir à la chasse aux fantômes de son père, éveillant d’autres fantômes, encore trop vivants.
S’ouvre alors une vertigineuse histoire familiale, digne des tragédies antiques, dans laquelle s’emmêlent les fils de ce qu’on appelle la « grande histoire », celle des purges staliniennes et de l’enfer si longtemps tu du Goulag, celle de l’Espagne prise dans les coulisses et les trahisons impitoyables de la guerre civile puis de la défaite, celle du terrible exil qui suivit, celle d’une Europe en guerre, mais aussi celle encore plus secrète de l’espionnage, de la corruption, des mafias transnationales.
Víctor del Árbol aime bien dans ses romans utiliser des objets comme fil rouge de ses tragédies implacables, le sabre de La tristesse du samouraï, le chat porte-bonheur de La maison des chagrins. Ici, il y aura un médaillon où figure le portrait d’une femme avec sa fille, mais aussi moins concret et plus métaphorique, une série de poupées russes, celles que l’on appelle des « matriochkas », qui s’emboitent et s’enferment l’une dans l’autre, dérobant et cachant aux regards indiscrets des poupées de plus en plus petites, de plus en plus denses, de plus en plus irréductibles, jusqu’à celle qui ne s’ouvre pas, qui ne peut s’ouvrir. Gonzalo Gil ne peut s’empêcher de glisser dans la terrible spirale que son père, par quelques mots irréfléchis écrits dans un courrier très surveillé, a enclenchée dans l’insouciance et l’enthousiasme d’une vie antérieure. Chaque personnage va petit à petit prendre place dans cette spirale folle, dans la chaîne terrible des petites poupées aux couleurs vives, artificiellement joyeuses, dans l’ignorance ou en parfaite conscience, mais sans pouvoir y échapper, sans pouvoir maîtriser les choses, que ce soit autour de soi ou en soi. Tout le roman est imprégné de ce « fatum », ce destin, attirant et terrifiant comme le vide obscur de l’océan, qui plonge des racines dans la tragédie antique comme dans les grands romans russes de ces deux derniers siècles.
Une bonne partie du roman se déroule en Union soviétique, entre Moscou et le nulle part sibérien en passant par Leningrad assiégée, mais Víctor del Árbol est allé plus loin, cherchant à retrouver le souffle et la respiration, le sens des symboles et du tragique que l’on attribue à ces contrées littéraires et musicales. Les références et les clins d’œil se multiplient sans dissimulation : l’un des premiers personnages rencontrés se nomme Zinoviev, comme l’écrivain qui savait si bien montrer l’absurde du monde soviétique ; l’une des hautes figures féminines du roman (et elles sont plusieurs) se nomme Anna Akhmatova, comme l’immense poétesse, victime adulée de ce temps. Grand amateur de musique, l’auteur est aussi attentif à la « bande son » de son récit où Tchaïkovski (la symphonie pathétique) ou Chostakovitch (la symphonie Leningrad) ne sont pas là par hasard, ni par simple facilité.
Comme les personnages du roman, le lecteur est emporté dans ce récit (ces récits) comme la bille d’un jeu de roulette, rebondissant de pair en impair, d’hier en aujourd’hui, d’Espagne en Sibérie, de guerre en guerre, de vérité en mensonge, de sacrifices en trahisons, de grands idéaux en basses besognes, sans jamais parvenir à se poser, toujours sur le fil et sur le point de basculer, d’un côté ou de l’autre. Comme dans les précédents romans de l’auteur, tout ce qui est fait ou dit finit toujours par avoir des conséquences, sinon tout de suite, alors dans dix ans, dans vingt ans, dans un demi-siècle… Et plus il y a de refoulement et de secret, plus les conséquences deviennent inévitables et incontrôlables. Ce qui frappe d’entrée, c’est surtout l’économie du style, l’absence de fioritures inutiles, qui nous plonge sans recours possible, tant on est saisi, dans la réalité du récit, dans sa noirceur et sa dureté comme dans ses lumières. Cette efficacité narrative fait oublier ce qui pourrait paraître invraisemblable, le rendant réel, plus réel que la fiction.
On regrette du coup d’autant plus les problèmes d’édition qu’on ne peut s’empêcher de relever et qui trahissent une fabrication sans doute un peu précipitée, une traduction qui aurait pu encore gagner en qualité, en se rapprochant encore plus de la richesse de la langue et de l’élégance de l’écriture originale. Mais cette réserve est bien mineure face au plaisir, à l’intensité des émotions et à la profondeur humaniste (même si elle est souvent pessimiste) que délivrent les vagues de cet océan littéraire.
Marc Ossorguine
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