Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel (par Patryck Froissart)
Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel, Flammarion, avril 2022, trad. allemand, Olivier Mannoni, 550 pages, 22,90 €
Ce long récit aux sombres fulgurances a pour sujet principal la désastreuse odyssée menée par le conquistador Hernando de Soto de 1539 à 1542 à travers tout le sud-est des actuels Etats-Unis à la recherche d’un fantasmatique Eldorado. Une cupide obstination, se muant progressivement en un acharnement aveugle, ayant pour source une double obsession collective émulatrice, d’une part celle, pour chaque individu embarqué dans l’aventure, de devenir riche et célèbre par la découverte de nouveaux espaces à conquérir et à coloniser et de cités couvertes d’or, d’autre part celle de convertir au christianisme les tribus amérindiennes rencontrées pousse toujours plus en avant dans un environnement hasardeux et hostile le corps expéditionnaire déposé le 30 mai 1539 sur la côte atlantique par une flotte de neuf navires financés et équipés par Charles-Quint.
Voilà pour le fondement historique du roman.
Car il s’agit bien entendu (précise l’auteur en postface) d’un roman, fort de 550 pages qui se lisent sans reprise d’haleine.
« Il m’est arrivé de broder, et deux ou trois choses sont inventées, mais, sur le fond, je voulais raconter cette histoire d’une manière aussi authentique que possible ».
Soit dit en passant, l’atmosphère générale, le comportement erratique du chef et celui, souvent décalé, de ses plus proches compagnons, ainsi que certaines péripéties confinant au fantastique rappelleront souvent, aux lecteurs qui ont eu le loisir de le voir, ce film inclassable, hallucinant, de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu.
Le cours textuel primordial est donc la relation, romancée mais très précisément documentée, de l’expédition citée plus haut.
Le récit, complexe à souhait, entremêle les époques et les évènements historiques depuis les premières grandes explorations hispano-portugaises du XVe jusqu’au XXIe siècles, et multiplie les tiroirs narratifs.
Dans la galerie des multiples personnages qui font le jeu de l’action, le plus en vue est le conquistador, renommé ici Ferdinand Desoto, dont le lecteur suit la trajectoire aventurière depuis la naissance en Estrémadure jusqu’à la mort en cours d’expédition dans une région correspondant à l’actuel Arkansas.
On s’attache très vite au plus jeune de la troupe, Elias Plim, une réplique lointaine d’un Candide, qui raconte en un récit enchâssé, à ses compagnons friands d’en suivre le feuilleton qui rompt l’ennui vespéral des pauses bivouacs, ses propres mésaventures, sa capture, tout jeune, et ses années d’esclavage chez les Barbaresques et qui rêve la nuit de Pénélope (sic) qui, croit-il, attend fidèlement son retour au Portugal.
Un autre récit intriqué a pour personnage pittoresque et raté un certain Turtle Julius, dont les aventures ne sont pas sans quelques similitudes avec celles de la vieille à qui on a coupé une fesse (Candide), qui poursuit, sans jamais les rattraper, deux brigands qui se sont fait enrôler sous de faux noms dans le corps expéditionnaire, parce qu’il s’est donné pour impérieuse mission de transmettre à l’un d’eux le testament d’un parent lointain lui ayant légué son immense fortune. Citons encore, parmi d’autres récits inscrits, la vie amoureuse tourmentée d’Isabella, l’épouse légitime de Ferdinand, restée à Cuba pendant le périple de son mari avec le titre de gouverneure de la place.
Et puis le lecteur est informé de-ci, de-là, autre imbrication narrative, des étapes juridiques, des avancées, échecs et reprises d’un combat que mène Trutz Finkelstein, un juriste américain de notre siècle, pour que l’Amérique toute entière soit rendue aux indigènes, ce qui pourrait entraîner un reflux massif des descendants des colons européens vers l’Europe originelle, inversant ainsi la dramatique épopée principale.
Par le regard, souvent candide, parfois révolté, voire révulsé, du jeune Elias Plim face au comportement bestial, féroce, sauvage de ses compagnons, par la répétition régulière en termes crus, violents, macabres des actes de barbarie, des massacres, de ce commencement de génocide que perpètrent les conquérants, tout au long d’un sanglant itinéraire, sur les communautés indiennes qu’ils se donnent pour devoir d’évangéliser, par la mise en esclavage des récalcitrants, par, en de flagrants contrastes, le caractère burlesque de scènes carnavalesques au cours desquelles les indigènes ayant accepté la conversion immédiate et collective sont amenés à singer leurs mentors, par la mise en lumière de l’extravagance des opinions exprimées, de l’insanité du comportement, de l’outrance des discours, de la mentalité perverse des aventuriers, des pulsions parfois contradictoires qui les saisissent (on se retrouve régulièrement tantôt dans le monde de Jarry, tantôt dans l’univers de Kafka), par l’usage récurrent de l’antiphrase, de la dérision, de l’ironie, du commentaire sarcastique, l’auteur dénonce dans la globalité du récit les dominantes idéologiques qui animent la troupe, dans le cadre général d’un ethnocentrisme définitif : la soif de pouvoir, de richesses, de gloire, la croyance absolue en l’accomplissement d’une mission divine, et la certitude immarcescible d’une suprématie raciale sur les « sauvages » que sont les individus des autres peuples de la terre. Et ces barbares sont glorifiés de nos jours…
« Les conquérants se pavanent sur les façades des maisons, sur des pièces de monnaie, des cannettes de bière ou des timbres-poste : Francisco Pizarro, Hernàn Cortès, Pedro de Alvarado, Lope de Aguirre et quelques noms encore à travers lesquels un « r » roule comme une moissonneuse-batteuse au-dessus d’un terrier de lapin. L’Espagne les qualifie de découvreurs ou d’aimables ambassadeurs entre les peuples. En réalité, c’étaient de grosses brutes qui, sous prétexte de christianisation, commirent des actes d’une inconcevable cruauté ».
La noirceur de cette peinture sans concession de la folie, de l’atrocité et de l’orgueil du conquérant est « agrémentée » par un humour qui se manifeste de page en page par des anachronismes hilarants, des références désopilantes, des comparaisons loufoques.
Rencontre avec « les Amazones »
« Les Indiens ne comprenaient pas un mot ; ils rirent jusqu’à ce que leur cheffe fasse un signe. La souveraine descendit de sa litière et, d’un pas aussi chaloupé que celui de Marilyn Monroe dans Certains l’aiment chaud, se dirigea vers Desoto… ».
Retour de Castro, l’un des rescapés, au pays :
Castro ouvrit un restaurant – « Le fidèle Gastro ».
Ce texte empli de « bruit et de fureur », de délire, de sang, de cruauté, de cocasserie, de ridicule, constitue ainsi un roman tumultueux qui emporte le lecteur au travers d’une jungle pouvant sembler inextricable de faits, de gestes, de pensées, de commentaires d’où il ne peut que ressortir en resituant et en restituant dans le contexte actuel à la fois les stigmates lancinants du passé et les agissements ignobles de ceux de nos contemporains qui se fondent hélas sur les mêmes archétypes nauséabonds d’une humanité qui serait organiquement composée de groupes génétiquement hiérarchisés et/ou socialement obligatoirement organisée sur la base de la domination/soumission et de l’exploitation des uns par les autres.
550 pages de plaisir.
Franzobel ! Quel talent !
A noter ce sonnet consacré au « héros » du roman par un José Maria de Heredia convaincu, comme une majorité de ses concitoyens à la fin du XIXe siècle, de la portée épique des conquêtes coloniales (Les Trophées, 1893).
À l’ombre de la voûte en fleur des catalpas
Et des tulipiers noirs qu’étoile un blanc pétale,
Il ne repose point dans la terre fatale ;
La Floride conquise a manqué sous ses pas.
Un vil tombeau messied à de pareils trépas.
Linceul du Conquérant de l’Inde Occidentale,
Tout le Meschacébé par-dessus lui s’étale.
Le Peau Rouge et l’ours gris ne le troubleront pas.
Il dort au lit profond creusé par les eaux vierges.
Qu’importe un monument funéraire, des cierges,
Le psaume et la chapelle ardente et l’ex-voto ?
Puisque le vent du Nord, parmi les cyprières,
Pleure et chante à jamais d’éternelles prières
Sur le Grand Fleuve où gît Hernando de Soto.
Patryck Froissart
Franzobel, de son vrai nom Franz Stefan Griebl, né en 1967 à Vöcklabruck, Haute-Autriche, est l’un des écrivains les plus populaires et controversés d’Autriche. Diplômé en génie mécanique, il a étudié la langue et la littérature allemandes de 1986 à 1994 à Vienne. Depuis 1989 Franzobel se consacre à l’écriture. Dramaturge, poète et plasticien, il est l’auteur de la pièce Kafka, comédie (Kafka, Eine Komödie, 1997) publiée aux Solitaires intempestifs. Couronné du prix Nicolas Born 2017, son roman sur le naufrage de La Méduse, À ce point de folie (Das Floß der Medusa, 2017), a été l’un des trois derniers ouvrages en lice pour le Deutscher Buchpreis (Prix du livre allemand) 2017.
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