Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967, Ingeborg Bachmann
Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967, édition bilingue, trad. allemand (Autriche) Françoise Rétif, septembre 2015, 592 pages, 13,50 €
Ecrivain(s): Ingeborg Bachmann Edition: Gallimard
Après une première traduction en français d’une partie des écrits d’Ingeborg Bachmann, en 1989, chez Actes Sud, cette anthologie de son œuvre poétique Toute personne qui tombe a des ailes n’a pas d’équivalent, ni en France ni en pays germanique. Elle présente l’œuvre lyrique dans sa continuité, de ses premiers poèmes composés dès l’âge de 16 ou 18 ans par les Poèmes de jeunesse (1942-1945), Le temps en sursis (1953), Invocation de la Grande Ourse (1956), aux poèmes écrits jusqu’en 1967, dont le poème au lecteur.
Ingeborg Bachmann est née le 25 janvier 1926 à Klagenfurt en Autriche. En 1952, elle rejoint le cercle littéraire Munichois d’avant-garde, le Gruppe 1947 dont Max Frisch, Heinrich Böll, Uwe Johnson et Günter Grass font partie. À 33 ans, en 1959, elle sera la première titulaire de la chaire de poétique de la faculté de Frankfort. De la génération de Günter Grass, Martin Walser, Thomas Bernhardt, Paul Celan ou Max Frisch, elle fut liée à beaucoup par amitié ou par amour et c’est ainsi que grandit une très profonde relation d’égal à égal avec Paul Celan qui marquera à jamais non seulement son œuvre, mais aussi celle de l’écrivain d’origine roumaine.
Entre 1952 et 1957, elle s’installe à Rome et Naples pour travailler avec le compositeur Hans Werner Henze sur des livrets d’opéra. Dès lors, elle se consacre à la littérature, écrit plusieurs recueils de poèmes, des pièces radiophoniques et de ballet.
Elle voyagera entre Paris, Londres, Munich, les USA, l’Égypte et le Soudan. Elle s’engage contre la guerre du Vietnam et retourne vivre à Rome dès 1965. Gravement brûlée dans son appartement romain à la suite d’un incendie, elle succombera à ses blessures le 17 octobre 1973. Elle ne put achever son vaste cycle romanesque, Les chemins de la mort.
Poétesse, écrivain, mais aussi philosophe, proche des idées d’Heidegger et de Wittgenstein, l’œuvre d’Ingeborg Bachmann est le plus souvent une percée vers l’universel : « Dans la plus belle des nuits étoilées. La fraîcheur tout autour s’épanouit. Et sur le mont transfiguré. Une incandescence élevée jaillit».
Un cœur transpercé et qui préfère errer éternellement, à la recherche de l’origine du fond des énigmes, l’amour : « Je me tiens rayonnante devant les plus profonds abîmes, afin de connaître leur sens ultime».
Une quête, constante, d’une nouvelle manière de penser, d’être, à la recherche d’une autre langue, à la frontière d’un engagement, d’une quête d’identité : « Peut-être puis-je un jour me reconnaître, une colombe, une pierre qui roule… Manque un mot seulement ! Comment m’appeler sans être dans une autre langue ? »
Une chose est frappante dans l’écriture d’Ingeborg Bachmann dans son rapport à l’autre, aux autres auteurs, c’est l’importance du nous, de l’autre, du renoncement au moi comme singularité, mais pas du Je… Permettant de glisser d’un monde à l’autre, de l’un à l’autre, de l’être aux mots, à l’amour,Explique-moi, amour, à un dialogue poétique réinventé.
« Être toujours dans les mots, qu’on le veuille ou non,
Être toujours en vie, pleine de mots pour la vie,
comme si les mots étaient en vie, comme si la vie était
en mots ».
Un temps en sursis, donc, qui place l’Obscur à dire entre la corde du silence et le chant de la vie. Une transformation fragmentaire de l’ombre en lumière, où le Soleil, catharsis de la fusion, dévoile la force du nous, c’est-à-dire entre Paul Celan et Bachmann, une force de l’amour allié à la poésie. Tous deux définissant l’œuvre poétique, comme un mouvement, une rencontre, de l’autre vers l’autre. L’un restera toutefois attaché à l’obscurité à laquelle le nous est condamné, une écriture contre les ténèbres en quelque sorte. Quant à Ingeborg Bachmann, elle n’aura de cesse de mettre l’accent sur le désir qui approche, un désir sensuel et spirituel, mais un désir inachevé : « Qu’est-ce qui nous a éloignés l’un de l’autre ? Si je me regarde dans le miroir et interroge, je me vois à l’envers, une écriture solitaire, et je ne me comprends plus moi-même.
« Au bord du Nil la nuit, au bord du Nil,
où les étoiles pendent jusque dans ta bouche,
et ton cœur sec est de nouveau humecté,
dans la nuit d’Égypte,
où tu ne fus jamais encore, mais seras bientôt
pour donner au Sphinx ta réponse.
Dans la nuit bleue,
Quand dans la bouche toujours ouverte la langue du
désert
cherche ton humidité
quand cela te consume,
ton son épuisé
est proche de ma réponse
Vie de ma vie
Bouche ensauvagée
Expulser de toi le souffle
Et ne plus laisser de souvenir,
Laisse-moi être au plus profond de moi,
Laisse-moi être au plus profond de toi » (Énigme).
De ce moi, il ne reste à la fin qu’un indéchiffrable cri, dans le silence angoissant du monde ; accordant aux vivants, sans deuil, l’espace d’une fente pour passer leur âme dans l’au-delà. Une fois atteint l’espace de la révélation « la sortie n’a pas la mort, mais le jour au cœur ».
Ultime rébellion d’une femme dans la chute du « Je » est un signe à son premier poème : « C’est pourquoi je ne suis toujours qu’un. Je suis toujours je. Si je m’élève, je m’élève très haut. Si je tombe, je tombe entièrement ».
Un pur frôlement de désir que celui de l’esprit de cet auteur qui accroît, à chaque lecture, le plaisir. Que ce frottement des mots puisse éprouver aux plus profond nos blessures brûlantes, l’autre de vous-même, pour qu’enfin s’inverse le silence.
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
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