Tout homme est une nuit, Lydie Salvayre (par Pierrette Epsztein)
Tout homme est une nuit, Lydie Salvayre, Seuil, 2017, 256 pages, 18,50 €
Le roman de Lydie Salvayre, Tout homme est une nuit, commence par cette injonction rédhibitoire que le héros énonce : « Plus jamais !… Je n’y remettrai plus jamais les pieds ! ». Le récit peut alors commencer.
Un homme encore jeune apprend qu’il est atteint d’un cancer et qu’il risque de mourir. Dans un mouvement soudain et non prémédité, il décide de quitter son travail de professeur de français, sa vie de petit bourgeois, ses amis, son amour qui tangue, pour se réfugier dans un banal village du sud-est où il sera inconnu de tous. Il pense pouvoir « trouver le repos » et « convertir le désespoir… en œuvre littéraire ».
Mais à aucun moment, il ne peut imaginer que sa venue dans ce lieu va déclencher une foutue tempête chez les habitants.
Dans ce lieu qu’il croit neutre, les antagonismes s’exacerbent : d’un côté le héros, l’étrange-étranger qui débarque, de l’autre un groupe soudé qui se retrouve entre hommes dans le seul endroit de ralliement possible, « Le Café des sports ». Ce bistro réunit autour de Marcelin, le patron incontesté de ce domaine, une petite bande d’habitués qui passe ses journées à « s’entre-guetter, à s’entre-contrôler sans cesse » en sirotant forces pastis. Il y a Dédé, Étienne, Émile, « les grandes gueules », et Gérard, qui lui est professeur, et reste un peu à l’écart par crainte d’être écarté.
Un jour, le héros tente d’y pénétrer pour y trouver un peu de chaleur et de convivialité. Mais on lui fait d’emblée comprendre qu’il n’est pas le bienvenu. Alors, il décide de se faire discret et même transparent, d’autant plus que son teint basané accentue encore davantage la méfiance, y compris des forces de police qui le soupçonnent d’être un arabe prêt à tous les méfaits.
Il trouve, alors, deux refuges qui lui permettent d’accepter la maladie, le silence et le rejet qui l’entourent. Le premier, la forêt proche où il effectue de longues balades. Là, il peut s’apaiser au contact de la nature. Le deuxième est un cahier-journal où il consigne avec frénésie le déroulé de ses journées et l’ostracisme auquel il est confronté. « Écrire pour ne rien perdre d’une expérience inédite ». À travers ses mots, il cherche à comprendre ce qui s’est passé dans sa vie et dans ce lieu où il s’était réfugié pour trouver la paix et l’oubli et où il ne rencontre que l’opprobre et l’exclusion.
Dans ce terrain reculé, deux mondes s’affrontent : celui des oubliés ou qui se vivent comme tels et celui des « citadins », perçus comme des nantis et des « intellectuels » qui sont considérés par les premiers comme dérangeant les usages, qu’il faut bannir et même chasser comme un gibier nuisible. Dans cet enfermement, où les gens du cru se replient et se rassurent, tout être différent est considéré comme un importun et un gêneur indésirable qui met en péril l’équilibre précaire qui permet de maintenir une cohésion illusoire et risque de les faire vaciller. Toutes les frustrations personnelles, cachées chez ces déclassés qui ont depuis trop longtemps accepté de courber l’échine devant l’adversité, ont trouvé une cible idéale, d’autant plus honnie, vilipendée et abhorrée, qu’au fond ils envient. Il est donc la surface parfaite sur laquelle projeter leurs rancœurs, eux qui ont définitivement renoncé à toute transformation de leur situation. Le protagoniste est d’autant plus suspect qu’il s’exprime trop bien et qu’il ne travaille pas. Double tare, double peine. Dans le café, les conversations vont vite se cristalliser autour de lui, dont en fait, ils ne savent rien. On le soupçonne de tous les vices et son silence est pris pour du mépris.
Peu à peu, la tension monte dans le café et dans le récit. Comment ces compères peuvent-ils en arriver à ce degré de rejet et de violence ? L’auteur l’explique très bien : Un village qui se meurt, un trou où toute vie s’est éteinte, où l’intime est atrophié. Les seuls loisirs qui restent à ces hommes désœuvrés sont les potins échangés dans l’unique endroit un peu chaud qu’est le bistro, où les ragots vont bon train, souvent sournoisement, y compris les uns contre les autres, et la chasse où ils font bloc contre l’animal à traquer.
Ce comportement d’une brutalité insoutenable et injustifiée fait remonter douloureusement chez Arnas, le protagoniste, un passé verrouillé et la honte sur ses propres origines modestes. Il l’oblige à revivre la répétition d’une première exclusion déjà vécue dans son enfance. Longtemps il s’est forcé à jouer un rôle qu’il a mis du temps à apprendre. Il a réussi à s’inscrire entre deux langues : celle conforme de la culture, celle qu’il a apprise grâce à l’imitation, et la langue, celle de son groupe d’origine populaire, qui remonte lorsque la souffrance et la colère le débordent. Cela provoque chez lui une violence, qu’il avait réussi, pour se faire accepter, lui le transfuge de classe, à masquer sous une bienséance de pacotille. Le narrateur ne se sent pas la force d’affronter l’animosité de tout un village. Sa crainte est la plus forte. Il préfère se réfugier dans le repli frileux de la solitude.
Au fil des jours, le village va se liguer contre l’intrus. La méfiance se traduit par une totale exclusion. Les paroles, longtemps ressassées, vont pouvoir se traduire en actes. Les sentiments les plus bas vont pouvoir faire surface, en toute impunité, désinvolture et déraison.
Arnas, notre héros, a cherché un lieu rassurant pour ruminer sa maladie en paix, sûr qu’il était de sa fin proche. Mais sa destinée sera tout autre. Cette expérience sans précédent qu’il voulait vivre se retournera contre lui.
La situation va atteindre son paroxysme, lorsque, par hasard, un jour, Arnas rencontre dans le car qui le conduit à l’hôpital, où il se rend régulièrement pour ses soins, la jeune et pétulante Mina, et qu’il en tombe amoureux, alors la meute va se déchaîner contre eux deux, d’autant plus que Mina est une marginale. Elle trop est jeune, trop plantureuse, trop légère et surtout trop vivante. Elle ne peut qu’attiser toutes les tentations et toutes les jalousies. Les pires médisances courent sur sa conduite. Et leur amour naissant est insupportable à avaler pour ces hommes et même ces femmes confinés dans leurs frustrations et qui ne connaissent plus le sens du mot « tendresse ». Le bonheur que semble vivre ce duo va déclencher un déclic dans cette horde. Leur instinct de sauvagerie va se réveiller.
Les déceptions dissimulées font passer la bande des habitués du ragot à la traque. Le petit groupe se transforme en meute qui a trouvé deux proies idéales. Une véritable chasse à l’homme va se mettre en place. Toutes les pires pulsions destructrices vont se déchaîner contre le couple. Chez la petite troupe, va se réveiller l’instinct du chasseur, un désir de meurtre et de sang qui coule. « Ce n’était pas exactement la vie paisible dont j’avais rêvé pour ma convalescence sous le ciel lumineux du Midi… ». Arnas réalise que la forêt, dont il avait fait son refuge, peut devenir un danger. Seul, Augustin, le fils du patron, jugé comme un benêt par tous et qu’on jouit de se moquer, bravera les conventions et résistera à la vox populi. Il réussira un retournement incroyable de la situation lorsqu’il exigera des excuses publiques à l’encontre d’Arnas et de Mina. A l’étonnement des habitués, même son père se rangera à son avis. Et lui, qui méprisait son fils, finira par déclarer devant tout le monde qu’il est fier de lui. Ce qui aurait pu être une tragédie, se transpose en comédie avec une fin heureuse. Quelle belle utopie !
Longtemps Arnas a couru après la légitimité. Il a parcouru un long itinéraire pour se conformer aux normes. Longtemps il a cherché à se mouler dans le moule d’une orthodoxie pour s’adapter, sans jamais réussir à se sentir à la bonne place ni avoir l’attitude appropriée. Toujours il s’est senti un funambule sur un fil instable. Après cet épisode de traque, il réalise que jamais rien n’est acquis. Cette fois, les bornes ont été dépassées. Il finit par accepter que le dialogue et l’entente s’avèrent impossibles, que faire front serait chimérique, il choisit la fuite. Il décide de se mettre une nouvelle fois en route sur un chemin inconnu qui lui permettra peut-être de dépasser son état d’être condamné à mourir et de retrouver une force de vie. Il s’installe avec son ami et son amour sur une frontière pour se laisser ouverte la possibilité de partir à tout moment vers un ailleurs. Déjà avec Mina il s’autorise à exprimer sans peur sa fragilité et sa sensibilité. C’est une première victoire sur l’adversité. Jasmin et elle lui offrent une respiration pour ne pas étouffer.
Réussira-t-il à dépasser ses frustrations, à assumer son désir et à retrouver la liberté de déterminer son voyage vers une existence pleine et attrayante ?
Dans Tout homme est un nuit on retrouve la petite musique si singulière de Lydie Salvayre qui caractérise son art de conteuse. Un mélange des champs langagiers qui lui est cher, où le style le plus recherché côtoie les expressions familières et crues dont la grossièreté n’est pas bannie. Elle a la passion de folâtrer avec les registres de langue, de jouer sur les genres et les styles, de jongler avec les pronoms, en utilisant aussi le « on » qui permet l’anonymat et l’impunité. Ce refus de hiérarchiser les codes forge la saveur de ses écrits. Elle chérit la littérature. Et, avec le personnage décalé d’Augustin, on ne peut s’empêcher de penser aux pièces de Molière où les valets en remontrent à leur maître, où ce qui pourrait être une tragédie se transforme en farce. Et nous revient aussi en mémoire L’Idiot de Dostoïevski, le révélateur des travers de son milieu. En fait, elle musarde avec ses lecteurs et les trimbale dans ses méandres où l’amour de la culture et l’embarras qu’elle en ressent lui permettent un recul ironique.
Cette fois, le roman est composé de deux récits enchâssés, signalés par deux typographies qui les différencient.
En italique, dans un carnet, Arnas, le principal personnage, rédige au jour le jour des notes sur ce qu’il observe autour de lui et en lui, sur ce qu’il vit, ressent d’une expérience monstrueuse et inattendue, d’un apprentissage douloureux et imprévisible. Il y relate ce qu’il ne peut pas dire, ce qui lui tient aux tripes, ce qui l’encombre, ses doutes. Cela lui permet une méticuleuse introspection, rédigée au passé, car formulée dans l’après-coup des évènements. Des références littéraires qui remontent de ses années d’études émaillent sa mémoire. Parfois des expressions familières et crues débordent de sa plume, lorsque la colère est trop envahissante.
Dans une typographie habituelle sont exposés la relation des événements et les « racontars » des gens du village sur ce personnage, venu d’un ailleurs, d’un nulle part, qui suscite la suspicion, toutes les interprétations les plus farfelues, cet étrange étranger qui bouscule et qui dérange les conformismes, les habitudes des gens du cru et fait causer dans une chronique de la vie ordinaire. Pour cela l’auteur choisit la première personne et le présent immédiat. Cette partie est truffée de dialogues pittoresques et prosaïques des gens du cru. Certaines expressions reviennent comme une litanie « C’est louche ». Pour qualifier l’intrus, les sobriquets fusent lorsqu’ils sont entre eux. « Le touriste » est, de leur point de vue, l’insulte suprême.
Mais l’auteur ne se contente pas de dépeindre une situation. Par l’intermédiaire de son contre-héros, elle nous soumet des questions très actuelles. Comment concilier nos attentes et la réalité ? Comment trouver la paix intérieure en réussissant le pari difficile d’accepter l’hétérogénéité et la pluralité de nos identités ? Comment ajuster nos désirs contradictoires ? Comment résister à la facilité de se ranger du côté du plus fort, de subir, de s’enfermer dans les certitudes commodes des stéréotypes ? Comment fréquenter l’autre, différent de soi ? Comment admettre que la couleur de peau ne vous rende pas d’emblée illégitime ?
Ce roman salutaire dans sa rudesse mais non désespéré nous oblige à regarder en face nos propres failles, l’étrangeté et la violence qui nous habite, à laquelle nous sommes obligés de nous confronter dans certaines circonstances et qui nous éclate en pleine face à des moments imprévisibles. Mais il y mêle, heureusement, une parcelle de noblesse et de générosité qui fait aussi partie de notre humaine condition et de la vision du monde de l’auteur.
Pierrette Epsztein
Lydie Salvayre est née en 1948 en France, d’un couple de républicains espagnols exilés dans le sud de la France depuis la fin de la guerre civile espagnole. Son père est andalou, sa mère catalane. Elle passe son enfance à Auterive, près de Toulouse, où vit déjà une colonie de réfugiés espagnols. Dès le collège, elle se passionne pour la lecture. Après son baccalauréat, elle suit des études de Lettres à l’Université de Toulouse où elle obtient une licence de Lettres modernes, avant de s’inscrire en 1969 à la Faculté de Médecine. Son diplôme de médecine en poche, elle part se spécialiser en psychiatrie à Marseille où elle exerce plusieurs années comme psychiatre à la clinique de Bouc-Bel-Air. Maintenant, elle a quitté Paris pour s’installer dans le Sud de la France. Elle commence à écrire à la fin des années 1970 et publie au départ dans des revues littéraires d’Aix-en-Provence et de Marseille au début des années 1980. En 2014, elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, elle se réfugie plusieurs années dans le silence. Puis retrouve les chemins de l’écriture, son vrai territoire. Plusieurs fois primée, son œuvre est traduite dans une vingtaine de langues. Devenue romancière sur le tard, elle a trouvé son public. Mais ne renie pas pour autant son premier métier de psychiatre.
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