Tout dort paisiblement, sauf l’amour, Claude Pujade-Renaud
Tout dort paisiblement, sauf l’amour, mars 2016, 308 pages, 22 €
Ecrivain(s): Claude Pujade-Renaud Edition: Actes Sud
1855. Un homme est mort à Copenhague. Une femme, à Sainte Croix où elle a suivi son mari gouverneur, informée plusieurs semaines après de ce décès, se plonge dans ses souvenirs.
Quelle était la véritable personnalité de cet homme et quelle place a-t-elle tenu dans sa vie, se demande-t-elle avec d’autres proches dont les voix, à travers journaux intimes et lettres, se croisent pour percer ses mystères.
Le procédé romanesque est classique sauf qu’ici, les personnages ont réellement existé. Ce sont le philosophe Søren Kierkegaard, auteur du célèbre Journal du séducteur, et Régine Olsen, la fiancée qu’il abandonna avant de consacrer des centaines de pages à leur histoire.
Fruit d’une lecture très attentive de ses livres, le récit consacré à la figure de Kierkegaard est une histoire d’amour hors du commun mais aussi une réflexion sur la création – celle-ci nécessite-t-elle la souffrance ? – la mémoire et l’écriture.
Habilement imbriquées, ces différentes dimensions du récit obéissent à une structure linéaire en apparence très simple.
La première partie se déroule de décembre 1855 à novembre 1859, aux Antilles danoises. Chaleur moite et langueur douce accentuent la mise à distance spatio-temporelle de la Scandinavie. En quittant Copenhague, Régine s’était éloignée de son ancien fiancé ; elle ne le croiserait plus lors des traditionnelles promenades sur les remparts. Elle forme, avec le patient et diplomate Frederik, son époux, un couple complice et espère avoir un enfant.
Pourtant, Søren et elle se sont-ils vraiment séparés ? « Sa disparition le rendrait-il à jamais présent, plus insinuant que de son vivant ? » s’interroge Régine. Oui, car dans la deuxième partie du roman qui se déroule au Danemark, elle intensifie sa quête. Avec cet homme souffrant d’un déficit sensuel car incapable d’habiter son corps, la séparation physique a indéfectiblement lié leurs âmes. Ainsi Régine lit-elle, des décennies plus tard, dans une lettre que Søren avait écrite à Frederik : « Dans cette vie, elle vous appartient ; dans l’Histoire, elle sera à mes côtés ».
Certitude orgueilleuse susceptible de rendre antipathique, voire haïssable, Kierkegaard. Indifférent aux mouvements sociaux, méprisant pour les revendications féministes, ironique au plus haut point – sa thèse portait sur l’ironie socratique - possessif, voire tyrannique, il escomptait même qu’après la rupture, Régine devienne gouvernante afin de rester célibataire et de l’aimer toujours. En lui léguant son héritage (ses lettres, un coffret, de menus objets souvenirs), ne cherche-t-il pas à conserver l’ascendant sur elle ?
Dans ce portrait, donc, aucun de ses travers, aucune de ses bassesses ne sont tus, pas plus que son immense fragilité, son affection pour ses neveux et nièces et sa passion de la nature. Ce n’est pas un portrait à charge mais une entreprise de compréhension car Régine, même si elle connaît des moments de révolte, d’indignation ou de colère ne juge pas : l’œuvre était à ce prix.
Et quelle œuvre ! Ses détracteurs l’accusent d’être un « auteur aussi abscons que prétentieux », surtout choqués par ses pamphlets contre le clergé alors qu’il n’aspirait qu’à la pureté de la foi.
En réalité, si la tradition associe son nom à la philosophie et voit en lui le père de l’existentialisme, il est avant tout un virtuose de l’écriture qui joue dans des registres aussi variés que le dialogue, le roman, le traité et le journal intime.
« Le Mozart de la philosophie ? Non, trop grinçant parfois, trop sarcastique. Frederik affirme qu’on ne saurait le classer parmi les philosophes, en tout cas pas un philosophe traditionnel. Selon lui, ce serait plutôt un penseur du religieux. Mais également un poète et un romancier ».
Ennemi juré de l’idéalisme de Hegel dominant la pensée européenne du XIXe siècle et consacrant l’Université allemande comme à l’avant-garde de la philosophie, Kierkegaard devient, en quelques décennies, une figure nationale dont la notoriété croissante partout en Europe compense la blessure patriotique de la perte d’une province.
Et Régine éprouve de la satisfaction à émettre cette hypothèse : « Imaginons que je ne sois pas née, ou que nos chemins ne se soient pas croisés, son œuvre aurait-elle été différente ? ». Consciente du rôle décisif qu’elle a joué dans la vie de Søren, elle découvre progressivement comment cette place était un élément dans le puzzle de secrets de famille qui lui avaient échappés. Car une malédiction pèse sur les Kierkegaard : morts prématurées, folie, sacrifices…
Régine incarne, à l’opposé d’Henriette, la nièce du philosophe qui consacre sa vie à écrire une histoire de la famille, celle que sa volonté d’être heureuse a sauvé de ces pièges.
Ce qui ne l’empêche pas de parler sans cesse à l’absent, attendrie ou révoltée : « Tu aimais détenir la maîtrise sur l’autre, n’est-ce pas, Søren Kierkegaard, tu aimais manipuler les ficelles de la marionnette ? Mais la marionnette a cassé les fils que tu croyais tenir fermement, elle s’est échappée, s’est fiancée à son ancien précepteur ».
C’est dans cette conscience que l’héroïne a d’elle-même que réside l’approche féministe de l’auteur. Car tout en rappelant le principe selon lequel derrière tout grand homme se cache une femme, la romancière prête à celle-ci une personnalité qui, bien que menant la vie convenue d’une femme de son rang, n’en est pas moins affranchie moralement.
Malgré quelques pages, au début, qui sentent un peu le cours pour débutants – sans doute nécessaires pour les lecteurs ne connaissant pas Kierkegaard – le style de Claude Pujade-Renaud est une mélodie déclinant tous les tempo de cette idylle entre deux passionnés de piano et d’opéra. Des notations sensuelles, douceurs ramenées des tropiques, adoucissent le climat rigoriste de ce Danemark très conventionnel. Ibsen et Nietzsche d’abord, puis Kafka, Freud et Proust à la fin, prolongent, chacun à sa façon, la pensée de l’existence inaugurée par le danois.
Après Le principe de Jérôme Ferrari, les éditions Actes Sud tracent la voie d’un type de biographie dans lequel deux créateurs se rejoignent, celui dont la vie est narrée et celui qui la narre. Car, note Claude Pujade-Renaud, « toute mémoire métamorphose. Et tout écrit également ».
Dans ces deux romans, le parti pris des auteurs, quoique très différent, fait que la rigueur documentaire, en apparence contrainte formelle, devient un tissu à la trame lâche que le style de chacun et son imaginaire vont resserrer jusqu’à lui restituer la consistance du réel.
Marie-Pierre Fiorentino
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