Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, Darragh McKeon
Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, août 2015, traduit de l’anglais par Carine Chichereau, 400 pages, 22 €
Ecrivain(s): Darragh McKeon Edition: Belfond
« Le passé exige qu’on lui soit fidèle.
Je me dis souvent que c’est la seule chose qui nous appartienne vraiment ».
Le premier roman de l’Irlandais Darragh McKeon se situe sur fond brouillé de notre mémoire et déjà oublié, même si Fukushima est passé par là. Toile de la catastrophe de Tchernobyl, de la remise en question forcée de l’empire soviétique, de l’insouciance des hommes à accepter l’inévitable, c’est-à-dire leur insondable stupidité face à tout pouvoir qui vous empêche de voir, de vivre la réalité d’un monde plus respectueux des hommes et de la nature. Mais cette peinture a visiblement disparu de notre regard, obsédé par notre image de Dorian Gray. Ou peut-être que notre génération n’est pas digne des meilleurs lendemains. Il faut dire que nous ne chantons plus, nous nous taisons et nous mourons tel un asticot pendu à l’hameçon de nos péchés, sans aucun souvenir de notre sacrifice !
Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, décrit avec une certaine virtuosité distante, une narration simple, plusieurs histoires d’êtres qui, peu à peu, vont s’imbriquer dans une forme d’épopée historique à la façon d’un téléfilm, séquence après séquence, émotions stylisées ressenties par chacun des protagonistes dans leur chair, dans leur histoire avec le monde, dans leurs contradictions, leurs vérités ; par rapport à un système qui laisse peu de place à la lumière des hommes. Hommes sacrifiés de l’ailleurs et qui laissent leur mémoire jusqu’à leur maison, jusqu’à leur tombe, leur vie, à la réactivité chaotique de l’atome, à l’activité structurée du pouvoir grignoté par l’image de sa propre opacité, de sa propre monstruosité.
Comme l’a écrit H.G. Wells, dans son roman semi-autobiographique Tono-Bungay : « À mon sens, la radioactivité est une véritable maladie contagieuse. Qui se propage. Si l’on approche d’atomes sains ces atomes déphasés, s’effondrant sur eux-mêmes, alors ceux-ci à leur tour cessent de mener une existence cohérente. C’est à l’échelle de la matière la même chose que la décadence de notre culture ancienne au sein de la société : une perte des traditions, des distinctions et des réactions attendues ».
Étrangement, le livre de Darragh McKeon raconte comment les hommes reprennent vie en choisissant le sacrifice ultime, mais libres de leurs choix, alors que d’autres meurent, atomisés, sous les violences de la soumission. C’est à partir de ce double déplacement des choses, que sous la lumière d’une lampe de lecture, nous entrapercevons le filet d’un passé qui sans cesse se répétera si l’homme ne prend en compte que l’histoire de son pays, au détriment de l’humanité tout entière. Comme si, nos sociétés modernes n’étaient guère plus qu’un fatras de vieux châteaux hantés par leur histoire. Alors faut-il, comme le suggère l’auteur, ne plus regarder l’avenir pour qu’enfin le monde nous apparaisse vraiment ?
Le 26 avril 1986 à 01h23, la fusion du réacteur propage dans l’atmosphère l’équivalent radioactif de 400 fois la bombe d’Hiroshima. Le monde ne sera plus le même, mais il n’a pas changé ! L’ouvrage se dévoile en trois grandes périodes : avril, novembre 1986 et avril 2011. S’installe alors l’histoire de quatre groupes de personnages dont la vie va être touchée par la catastrophe. Grigori sera un trait d’union dans leurs vies, un chirurgien brillant qui se perd dans son travail pour oublier son ancienne femme Maria, mais qui pour autant lui restera fidèle. Son ami Vassilli qu’il rencontra pendant ses classes, puis qu’il fait venir à l’hôpital pour travailler avec lui. Les Artiom, une famille de paysans, dont le malheur pour toute inconséquence fut d’habiter trop près de la centrale. Evgueni, un enfant prodige qui vit à Moscou et qui, pour ne pas déranger les voisins, joue du piano en silence. Et Maria sa tante qui travaille dans une usine, essayant de faire oublier son passé de dissidente et qui finalement, pour avoir refusé de donner la vie, sera loyale à l’image indélébile de son héros, Grigori, lequel malgré la hauteur de son combat meurt en homme vaincu. Grigori, finalement jugé, observé, mais pas réhabilité aux yeux de l’histoire par celui même dont il soigna le doigt bien des années auparavant. Avant que le jeune pianiste ne soit reconnu comme un héros par un pouvoir en mal de respectabilité aux yeux du monde, aux yeux de son peuple.
« Une nuit, il a plu, et au matin les flaques étaient jaunes vert, comme du mercure… La forêt est devenue orange, et ils se sont dit les uns aux autres : Peut-être que le sang de mère Nature sèche et fait des croûtes ? Autour d’eux, des soldats et d’autres gars du pays enterraient tout le reste… Ils tuaient les animaux qu’ils rencontraient dans la forêt et les rôtissaient pour les manger… Ils le disaient avec ironie, amertume, mais aussi défiance : que la nature s’amène, ils la combattraient ; ils avaient tous une hache… »
On le sait bien, l’ironie n’est ni du côté des gentils, ni du côté des méchants, elle aide à vivre simplement un peu plus… Mais pour faire quoi et jusqu’à quand ? À cette question, l’auteur ne répond pas. Sans doute, est-ce la limite du roman !
Celle de raconter une belle histoire…
Entre, cesser d’exister, pour se dissoudre dans l’air…
Combattre, pour résister dans le cœur des hommes…
Pour qu’enfin disparaisse le phénomène de dissolution…
Rien n’est moins sûr,
l’histoire est pavée d’éternel recommencement
et de belles intentions.
Il est probable que cela ne sera pas suffisant !
Tout ceci est un problème du futur et non du passé…
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
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