Tout autre chose que la nuit (1), par Joëlle Petillot
Il rêvait éveillé pour profiter de la vie comme on la distille. Parfois la femme pâle ouvrait la porte, jetait un coup d’œil : il fermait les yeux, contrôlant sa respiration. Il savourait plusieurs chances : avoir eu une vie acceptable, s’acheminer vers la sortie sous son toit et sans souffrance majeure, faire semblant de dormir comme à huit ans, quand une mère angoissée – pléonasme –, au point de le garder à la maison avec 37°7 de température, venait dans sa chambre toutes les heures afin de déposer sur le front de son Prince un baiser transparent comme sa propre conscience.
Le présent étréci relevait de la même imposture : je ne dors pas vraiment, laisse-moi rêver.
La femme pâle n’était pas maternelle, on la payait pour s’occuper de lui. Mais il aimait son visage. Elle sortait de la chambre comme on s’envole, s’évaporant dans un parfum de sauge, une odeur miellée de tisane proche de celle de l’oubli. Après quoi il reprenait les berges paresseuses du fleuve-mémoire, sans s’épargner les grands trous de vase douce, les herbes masquant le fond, les rides de l’eau, les reflets. Il s’installait dedans malgré des peurs fugaces, en homme sûr de ses pas qui ne s’en laisse pas conter. Il perdait parfois des choses, mais lui ne se perdait jamais.
Dispensé de la faim par sa perfusion, l’œil tourné vers la fenêtre où les arbres dessinaient de solides arabesques au crayon de leurs branches nues, Emmanuel Sabran remontait le temps mais pas n’importe lequel : celui des premiers baisers, les plus lointains, ceux d’avant une épouse encore à ses côtés. La paresse de se quitter laissait entre eux un peu d’amour et pas de guerre : pas si mal après des années accolés. Au cœur de son présent indéfini il fouaillait les souvenirs, cherchant un brouillon d’adulte inconnu depuis un temps si extensible qu’il peinait à le circonscrire. Fil délicieux, frénétique, du début à peine poilu à la quarantaine mûre comme un coing de novembre. Précoce en bien des domaines, Emmanuel avait été tardif pour deux choses : le mariage et la paternité. Alors, dans le silence de sa chambre trop blanche il distillait ce fleuve à l’envers du monde et de lui-même : non pas le passé en soi, mais ce passé-là.
Premier premier, premier de tous.
Bretagne, vacances d’été, treize ans à peine. Il joue à nager vers le ponton avec une amie retrouvée tous les ans à pareille période, fille d’amis de ses parents. Elle est un peu plus âgée, va sur ses quinze ans et revêt à ses yeux une importance nouvelle : son haut de maillot d’ordinaire inutile s’est fait contenant à rayures de deux sphères sans timidité qui s’agitent quand elle nage. Emmanuel sait ouvrir les yeux sous l’eau, talent dont il se garde bien d’évoquer l’existence, ce qui lui permet, à marée haute, quand ils peuvent enfin nager du bord vers le ponton, de brasser coulé en prenant sa respiration avec une régularité de métronome. Donc de regarder par en-dessous les seins de l’amie, puisqu’elle en a enfin, et il doit lutter contre l’idée absurde qu’ils ont poussé en une seule nuit. A travers le trouble de l’eau, dont le sel lui pique les yeux mais qu’importe, il voit son corps à elle nager en ondulant, et le flou de la réverbération fait de sa chair blanche un ivoire vivant dont le lissé imaginé un instant sous sa main le fait rater une respiration. Il boit la tasse et se retient de tousser, en vain. Passé cette embardée aquatique, il reprend sa brasse, remet sa tête sous l’eau. Bénit la Manche dont la température en Juillet s’élève à 18° maximum… L’érection ne se pointera pas, d’autant que le ponton est presque là, qu’en deux enjambées sur la petite échelle ils vont se retrouver dessus, que le jeu est de ne pas s’asseoir. Car le ponton oscille, il faut un pied sûr pour ne pas tomber. Un pied d’enfant du pays, de marin terre-neuvas. La marée monte, l’eau bouge. Il faut écarter un peu les jambes, les pieds sur le bois tiède à ravir, se planter solidement et anticiper un peu le balancement. L’un et l’autre le font sans même y penser, depuis le temps. Il sait qu’elle a nagé avec le caillou dans la main, ce qui est une gageure. Une fois, il avait essayé de brasser les poings fermés, et s’était vu agiter les jambes comme un fou pour ne pas avancer, ou si peu. Sans parler d’une sensation étrange à la limite du désagréable. Pas de doute, elle est douée.
L’eau était un peu trouble ce jour-là mais bien assez nette pour ne pas renoncer au jeu. Verticale et dansante tout ensemble, le caillou à bout de bras, elle souriait. Lui suivait son geste du regard. Il fallait ne rien perdre de vue : le premier qui trouverait le galet remonterait avec le statut enviable de vainqueur. Ce galet choisi sur la plage était d’un gris assez clair moucheté de noir. Les fonds de sable unis le rendaient bien visible. Une goulée d’air, plonger, avaler l’eau des bras pour pousser plus avant vers le fond, battements de jambes à l’avenant, choper le galet dans cette étrange bulle silencieuse dessous l’eau… Il adorait ce moment de coupure, quand les cris et le flot sonore de l’été s’absentaient tout à coup, devenaient rumeur épaisse, feutrée dans le chant des bulles. C’était encore du bruit pourtant, mais si différent et amorti qu’il relevait presque du silence.
Juste ne rien perdre de son geste, pour savoir où piquer une tête.
Le plouf de la chute fut suivi par deux autres. Ils avaient plongé en même temps, après une course brève qui avait fait trembloter les planches sous leurs pieds. Il vit la tache du caillou sur le fond, accéléra les battements de jambes qu’il savait plus efficaces que les siens à elle : mais elle avait plus de force dans les bras : il suffisait qu’elle brasse pour se maintenir à niveau. Ils arrivèrent côte à côte et tendirent la main en même temps. Il la poussa un peu des épaules – dehors ils auraient ri – et s’empara du galet. Son geste souleva une légère fumée de sable, dont les particules flottèrent un instant avant de retomber. Il fit un quart de tour et donna un léger coup de pied dans le fond. Elle aussi se tourna et il la sentit se plaquer contre lui dans la montée. Il fut surpris mais se garda de bouger, ayant pris assez d’élan pour gagner la surface sans autre effort que se laisser porter. Les deux sphères toutes neuves se collaient contre son torse, tandis que des bras fins encerclaient sa taille.
Ils montent avec douceur l’un contre l’autre. Lui rêve à des branchies pour rester à fleur de surface et la garder ventousée pour jamais en dérivant, l’eau au-dessus d’eux comme un drap. Elle met sa bouche fermée sur la sienne, il appuie ses lèvres en retour, la tient par les épaules. Lui a envie d’ouvrir la bouche, d’instinct. Et puisqu’il a treize ans et envie de le faire, il le fait. C’est juste avant qu’ils dépassent la limite entre l’eau et le dehors. Du coup, il boit la tasse et lorsqu’ils remontent sur le ponton, il tousse encore. Elle aussi, assise sur ce sol dansant de bois, tressaute. Parce qu’elle rit.
Ils joueront au jeu du galet de nombreuses fois après celle-ci. Ce sera à la troisième tentative qu’elle acceptera d’ouvrir la bouche en l’embrassant ; toujours en nageant, pour ne pas être vus des parents. Les vacances finies, chacun repartira. Ils sont trop jeunes pour s’écrire, n’ont pas les mots. Cet étrange parfum, ce goût de vague du premier-premier lui manqueront un temps dans les baisers des autres.
A jamais, embrasser restera pour lui quelque chose de marin, un départ du fond vers la surface, des bulles, le silence ouaté et sonore d’en-dessous.
A suivre
Joëlle Petillot
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