Tous nos hiers, Natalia Ginzburg (par Philippe Leuckx)
Tous nos hiers, Natalia Ginzburg, trad. italien, Nathalie Bauer, 344 pages, 12 €
Edition: Editions Liana Levi
Publié initialement en 1952, ce roman d’essence néo-réaliste trace le parcours de deux familles proches – elles habitent l’une en face de l’autre – dans les années mussoliniennes d’avant-guerre et de guerre. Anna, Giustino, Concettina et Ippolito, depuis la mort de leur mère, sont sous la garde de Madame Maria, tandis que le père, réticent au régime, tient un journal de résistance, demandant à son fils Ippolito de le dactylographier. Le père fantasque, vrai antifasciste finit par décéder.
L’autre famille, plus riche, passe parfois son temps dans une résidence secondaire aux Griottes ; Giuma, Emmanuele, Maman chérie, Amalia, occupent une villa dans le nord de l’Italie. Le fascisme fait rage. Anna, enceinte de Giuma, décide de suivre son époux, plus vieux qu’elle, ami de famille, Cenzo Rena, dans son village méridional de San Costanzo. Le début de la guerre voit s’effriter le groupe familial. Certains partent au combat.
Tout manque au village. La dysenterie menace. Anna et sa fille, aidées par la Garçonne, une servante un peu demeurée au service de Cenzo, vivent recluses ; Cenzo reçoit les pauvres du village, aide le médecin, se prend d’amitié pour le paysan Giuseppe et pour un réfugié, le Turc, arrivé au village comme d’autres Juifs, relégués.
La force du roman de Ginzburg tient non seulement à la description fidèle de l’époque et des enjeux en plein fascisme, mais encore à l’évocation sans faille de caractères trempés, durablement soumis aux deuils, aux départs, à la dureté des circonstances. Le grand réalisme de l’ensemble résonne dans nombre de pages qui offrent au lecteur un tableau saisissant d’une période terrifiante, où il est difficile de garder la tête froide ou de prendre les bonnes décisions. La jeunesse mal préparée à ce qui lui tombe dessus est une victime des événements ; les jeunes adultes y perdent leur énergie, se fourvoient, dérivent. De tous, c’est peut-être encore Anna qui tire son épingle du jeu, trouvant dans son rôle de jeune mère une option qui ne soit pas absurde.
De l’Italie malmenée, Tous nos hiers trouve à dire la complexité, la puissance et sans doute la force de l’espoir qui manqua si souvent. Ginzburg, dans une langue un peu étouffée, coupée de tout lyrisme de glorification, enregistre patiemment les faits, les sentiments, les passions éteintes, le souffle lent de la vie. Sa narration vibre, de toutes les voix de personnages eux-mêmes complexes et assujettis à l’ambiance délétère du fascisme.
On sort du livre, atteint par l’éblouissante leçon d’histoire donnée, sans aucune esbroufe, sensible à tout ce qui frétille de vrai, de campagnard, de faiblesse et de médiocrité comme la vie. Ginzburg n’assène pas. Elle évoque, signale, portraiture. Elle est une narratrice hors pair de tout ce qui tisse les époques difficiles, entre force et résignation, entre puissance et aveu de faiblesse.
Un grand livre, qui n’a rien perdu de son actualité.
Philippe Leuckx
Natalia Ginzburg, romancière italienne, née en 1916, décédée en 1991, est l’auteur entre autres de : Caro Michele ; La Route qui mène à la ville. Epouse de Leone Ginzburg, victime des nazis.
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