Tous les hommes sont des causes perdues, Mabrouck Rachedi
Tous les hommes sont des causes perdues, mars 2015, 228 pages, 19 €
Ecrivain(s): Mabrouck Rachedi Edition: L'Âge d'Homme
C’est la chanson de Christophe, Les mots bleus, qui sert d’exergue au nouveau roman de Mabrouck Rachedi, Tous les hommes sont des causes perdues. Cela paraît tout à fait pertinent. Mais les paroles d’une autre chanson celle de Cora Vaucaire peuvent nous revenir en tête lancinantes : « Plus je repense à nos amours/ A ses bonheurs et à ses peines/ Plus je me dis que tu avais/ Le génie de la mise en scène/ Comme au théâtre/ Comme au théâtre. Comme au théâtre, comme au théâtre ».
En effet c’est une pièce de théâtre qui se déroule devant nos yeux dès que nous ouvrons ce roman. Une pièce en quatre actes. L’intrigue prend son envol juste avant l’engagement définitif des deux amoureux. Le premier acte est un court prologue qui met en place la situation. Deux personnages, Adam et Sofia, s’aiment et sont à deux jours de leur mariage. Le deuxième acte est un long monologue où Adam se raconte et raconte à la première personne tous les prémisses de cette histoire. Le troisième acte Sofia, à son tour, déroule sa vision de la vie et de l’amour. En quelques pages, le quatrième acte conduit au dénouent où l’auteur dévoile le fin mot de ce récit.
Le roman pourrait s’intituler On ne badine pas avec l’amour. Comme dans la pièce d’Alfred de Musset, les personnages se cherchent et se fuient. Ils font du lecteur le complice de leur jeu de cache-cache.
Plantons le décor. Une banale salle de bal. Des personnages évoluent sur la piste de danse dans un tango musical et théâtral. Ils se croisent, se frôlent, se séparent quand la musique s’arrête et que les instruments se taisent.
Les deux principaux acteurs entrent en scène. Nous les suivons pas à pas, scène à scène durant tout le roman jusqu’au dénouement. Peu à peu, chapitre par chapitre, Mabrouck Rachedi nous révèle leur histoire et leur personnalité.
Parlons d’abord d’Adam car on pourrait penser que c’est lui qui mène la danse comme au tango. Dans l’acte deux, il s’exprime à la première personne dans un long monologue.
Il parle de lui comme d’un homme boutonné, raide, si lucide sur lui et si aveugle sur les autres. Il sait qu’existe en lui une division entre son moi social et son moi intime comme souvent entre un acteur et son personnage. Il vit sous tant de masques protecteurs, tant de costumes défensifs derrière lesquels il travestit ses émotions qu’il est difficile de le cerner. Dans ses relations professionnelles, il a du mal à trouver sa place, il s’en sort par la dérision et le mépris. Vis-à-vis du social, qui l’intéresse, il est très critique, il l’observe toujours avec distance. De son point de vue, tout va à vau l’eau dans ce monde chaotique et ses mots sont cinglants pour en dénoncer les travers. Avec les inconnus, la méfiance est de mise et quand il se sent agressé, il attaque et peut se montrer violent avec ses sarcasmes au vitriol. Mais sa violence est contenue et il se garde de la laisser exploser. Alors, intérieurement, il ressasse et la rancœur s’enkyste et s’infecte. Dans ses relations amoureuses, il ne s’engage pas. Il se complaît dans le badinage et refuse tout attachement durable. C’est l’homme des passades.
Il rêve d’un amour absolu tout en étant convaincu du tragique de l’existence. Alors quand un coup de foudre inattendu se précipite sur lui, toute sa fragilité éclate. Il lui paraît dangereux de dévoiler ses failles et sa timidité. Pour s’affranchir de ses peurs, son arme la plus efficace c’est le gonflement de la parole jusqu’à l’hyperbole et l’imparfait du subjonctif où la fermeture de son dire « Non, rien » clôt toute tentative de saisir ce qu’il cache. Mais toutes les stratégies qu’il développe ne sont que des freins au désir. Chez lui, la sincérité est inquiétante et douloureuse. Ne se complaît-il pas trop souvent dans la place de victime ?
Il ne cesse de se poser des questions jusqu’au ressassement et quand il ne trouve pas de réponses qui lui conviennent, il y a toujours une maxime qui lui sert de béquille. Il est le champion de « l’esquive ».
Le lecteur ressent vis-à-vis de lui tantôt de l’agacement, tantôt un réel attendrissement pour son incapacité à laisser émerger ses émotions.
Dans la réalité, n’est-ce pas Sofia qui guide la danse ?
Elle est l’héroïne de l’acte trois dans lequel non seulement elle se dévoile mais elle relate bien des péripéties vues à travers son prisme.
Sofia est une nature, malicieuse, vivante, fantasque, déroutante, inattendue, « Elle était imprévisible. Elle interrompait nos conversations sans préavis ou bien elle annonçait son retrait par sa formule fétiche “parlons peu, parlons bien” » dit d’elle Adam. Elle est charmante, facilement moqueuse, légère en apparence mais aussi sauvage qu’un « chat ». Il faut beaucoup de finesse et de petites attentions pour l’apprivoiser. Comme beaucoup de femmes, elle aime qu’on la courtise et que l’homme la séduise. Elle possède une fâcheuse tendance à endosser la position de sauveuse des âmes en détresse, à la dérive, « les vilains petits canards », ce qui lui vaut bien des mésaventures et des échecs. Serait-elle plus mère que femme ?
La rencontre avec Adam est due au hasard. Un hasard qui lui réservera bien des surprises.
Pourquoi est-elle d’emblée attirée par la maladresse d’Adam ? Cet homme serait-il enfin le bon, l’amour absolu quelle attendait ? Elle y croit, elle emploie tous ses efforts et sa finesse pour que son conte de fée devienne réalité.
Sofia bouscule Adam, le décale. Sera-t-il capable de le supporter ?
Peu à peu, les deux amoureux s’apprivoisent avec le regard, avec les mains, avec le rire. Ils se rapprochent, apprennent à se connaître, à se reconnaître, habitent ensemble à Paris. Adam y tient, Sofia acquiesce. Très vite, trop vite, ils décident de se marier, rêvent de fonder une famille. Sofia est à l’orée de voir ses efforts récompensés. Elle coule avec Adam des jours idylliques faits de tout petits riens qui deviennent sous son regard des évènements.
Elle ne mesure pas la taille des pierres qui vont jalonner leur chemin et les faire trébucher. Autour d’eux tournent toute une série de personnages satellites qui jouent leur partition et vont se livrer à des stratégies savantes pour la séparer d’Adam. Et le hasard prendra largement sa part.
Le lecteur ne peut qu’être ravi par la ténacité de Sofia. Et il comprend pourquoi Adam est littéralement ensorcelé.
En premier, Antoine entre sur le « parquet » de la salle de danse qui parfois prend la forme d’un court de tennis ou d’une nappe de pique-nique. C’est l’ami intime d’Adam. Ils se connaissent depuis l’école. Ils sont des frères complices et rivaux. C’est Antoine qui sera l’agent de la rencontre entre Adam et Sofia. Rivaux virils féroces dans leurs parties de tennis où chacun veut gagner, rivaux en amour, chacun cherchant à prouver à l’autre sa capacité à aimer. Jaloux aussi de cet amour, au point pour Antoine d’intervenir pour faire dérailler l’ordre des choses, au point pour Adam de prêter à Antoine des intentions de le séparer de Sofia. Complices quand à tour de rôle, ils servent de confidents à l’autre. Mais Antoine ne sait pas écouter. Il est trop empli de lui-même pour faire preuve d’empathie. Leur relation est souvent un jeu de jeunes coqs et tous deux se noient dans les paroles pour ne pas s’entendre.
Hélène est le portrait inversé de Sofia. L’une est brune et hâlée, l’autre est blonde et laiteuse. Toujours à douter d’elle et de l’autre, jamais à l’heure, jamais fiable, jamais dans la réalité, toujours flottante. Contrairement à Sofia qui est dans le langage, elle peine à dérouler sa pensée. Son discours est hésitant, morcelé. Jamais elle n’arrive à venir à bout de son dire. Antoine finira par se lasser.
Mais finalement, après la méfiance, la complicité féminine triomphera de tout ce qui sépare les deux femmes et elles se ligueront pour prouver que le bonheur est possible.
La mère d’Adam entre sur la piste. Attention, c’est une « mère maghrébine ». Adam est fils unique. Elle tient serré le licou qui l’attache à lui par ses inquiétudes, par son intrusion intempestive dans la relation du couple. Elle veut tout savoir de sa vie intime. Elle le traque sans cesse et l’étouffe sous ses conseils. Elle n’est jamais satisfaite de ses réussites. Toujours plus haut, toujours plus loin, telle est sa devise. Elle le tient aussi par la nourriture, celle des racines, la fameuse « mloukhiya » qui se sent de loin et que personne n’arrive à avaler.
Adam cède à l’emprise de cette mère possessive qui ne peut se résoudre à la séparation d’avec son fils. Arrivera-t-il à s’en dégager ? Il tente de s’y soustraire mais il est prisonnier d’un lien atavique à son enfance. Il peine à couper le cordon ombilical. Elle est le refuge infernal.
Son mari, Safir, le père d’Adam, est un homme très comme il faut, son signe distinctif est « un nœud papillon » qu’il porte en toute circonstance. L’auteur ne dévoilera pas son métier. Il accepte de s’effacer derrière sa femme, la gardienne du foyer.
Et voilà le père de Sofia. Un homme de milieu modeste, d’origine italienne. Il a su grimper dans l’échelle sociale et devenir un brillant avocat. Depuis sa retraite, il bricole avec passion. Il s’est marié avec une grande bourgeoise bien française et qui a fini par le quitter il y a longtemps. Il n’a pas accepté cette rupture et le regret le ronge. Quand Sofia a un souci, c’est vers lui qu’elle accourt pour qu’il la réconforte et la conseille. C’est à lui qu’elle se confie. Son amour profond pour son père ne la pousse-t-elle pas à réparer sa blessure de cet homme abandonné ?
Et dans la salle et aux alentours se profile une série de silhouettes qui à un moment ou à un autre mettront les pieds dans la danse pour l’accompagner ou la faire dérailler. Ce sont pour la plupart des déraillés, des déboussolés ou au contraire des trop bien installés dans le moule. Tous seront l’objet des railleries d’Adam.
Les mains et la peau ont une grande importance dans le roman. Du simple toucher à la caresse, il y a tout un chemin qui passe par « le massage » et « le tango ». Le lecteur peut avoir le sentiment d’une galerie de jeunes adultes encore adolescents qui recherchent sans cesse la tendresse de l’enfance. C’est peut-être le sexuel qui les effraie.
Vient le jour de la rencontre des deux familles. Elle se fera à Villepinte chez les parents d’Adam. C’est là que les couples vont se former, les alliances inattendues se jouer ou se déjouer.
Les mères, que tout sépare, font faire alliance pour contrer le mariage. Les hommes, eux, vont se liguer pour soutenir le jeune couple. Ce sera l’occasion pour chacun d’eux de montrer leur vrai visage. N’est pas toujours le maître de la danse celui qu’on présumait. Rien ne va se passer comme Sofia l’avait prévu. Et, dans un long échange, Adam va finir par découvrir un homme inconnu derrière l’image de son père qu’il s’est construite.
Contre toute attente, le conte de fée n’aura pas de fin merveilleuse. La veille du mariage, Adam disparaît. Tout le monde le cherche. Il réalise parfaitement qu’il agit en dépit du bon sens, qu’une pulsion de destruction l’envahit. Mais il n’arrive pas à lutter contre. La fuite l’emportera malgré lui. Vivre un amour sincère est-ce trop inquiétant pour lui ? Est-ce un être définitivement inapte au bonheur ?
L’ultime pied de nez à l’existence sera encore l’œuvre du hasard. Il se retrouve à la case départ dans la gare de Villepinte, dans le giron natal.
Et la vie dans toute sa cruauté décidera pour Sofia et Adam.
Dans ce récit, comment Mabouck Rachedi déploie-t-il ces fragments du discours amoureux ? C’est dans la langue qu’il sème une large variété de figures parfumées pour faire chanter le bandonéon qui accompagne les acteurs. Quand il est dansé par des personnes compétentes, le tango ressemble parfois à de la poésie.
Il déroule son intrigue en quatre temps. Le temps du tango. Deux pas en avant, deux pas en arrière. En fait c’est un roman baroque dansé sur le rythme où les figures varient à l’infini avec le style. L’auteur improvise en fonction de la musique des situations. Il varie le tempo, de celui de la marche avant à celui de la marche arrière, de la lenteur à l’accélération, du temps au contretemps, du carré déboîté au renversé. C’est tout une musique dans laquelle l’auteur voyage de l’humoristique au comique, en passant par le grotesque glissant jusqu’au sarcasme quand les danseurs se heurtent. Puis il s’aventure dans le registre du pathétique pour sombrer dans le tragique où une pensée triste se danse. Parfois, le vocabulaire est précis lorsqu’il décrit un bouquet, les figures lui sont imposées. Parfois, il se laisse aller dans l’hyperbole, l’amplification quand il veut masquer les émotions. Dans certaines scènes intimes, il déclame usant de métaphore. Puis il use de quiproquos sans transition. Parfois il se fait romantique quand la musique est langoureuse. Parfois, il se rapproche et use du « je ». Parfois, il se veut distant et c’est la troisième personne qui lui vient. Parfois il joue avec la langue et la détourne « une effraction de secondes ». Parfois, il a recours au rebondissement, aux coups de théâtre. Il va jusqu’à emprunter des citations.
Dans ce roman, les fleurs sont une juste métaphore de l’amour. Elles éclosent, se forment en bouquet attirant, mais un jour, le bouquet se fane. Il dure, finalement, l’espace d’un instant, le temps d’un roman.
Et le lecteur est emporté dans cette danse et séduit. Mais tout de même il se demande si, comme souvent pour un auteur, Sofia son héroïne n’est pas une femme de rêve, une statue, un fantasme, une muse, un pur être de papier qui lui permet de servir de levier à son projet, mettre en scène les questions cruciales de l’identité, du manque d’enracinement, de la nostalgie, de la position de doute, d’incertitude, d’insécurité ? Le chant du tango n’est-il pas une métaphore des relations humaines ?
Le lecteur referme le livre avec en tête une autre pièce célèbre de Marivaux : Le jeu de l’amour et du hasard. En effet, le hasard, comme dans beaucoup d’histoires d’amour, tient toute sa place dans ce roman. Hasard de la rencontre, hasards qui jalonnent l’intrigue, hasard inattendu du dénouement comme un coup de tonnerre dans un ciel trop serein ou comme une métaphore d’un passage, du pas de côté qui permettrait la nécessaire séparation d’avec le clan.
Il est facile pour le lecteur de s’identifier à ces personnages. En effet les questions que pose ce roman ne nous ont-elles pas traversé l’esprit quand il s’est agi d’entrer dans l’âge adulte ?
Pour un homme, comment assumer sa virilité sans machisme ? Pour une femme comment assumer sa féminité sans se soumettre ?
Quel est le rôle du hasard et celui de la nécessité dans la rencontre amoureuse ?
Comment se forge un difficile chemin vers la maturité ?
Comment construire une « maison » solide dans la durée, dans l’estime et le respect de la liberté de l’autre ?
Ne faut-il pas s’aimer soi-même pour pouvoir aimer l’autre ?
L’amour peut-il se contenter de belles paroles, ne lui faut-il pas poser des actes ?
Suffit-il de passer devant le maire ou devant une instance religieuse pour que l’engagement ne soit pas uniquement formel mais réponde à la volonté intime du désir durable d’un sujet ? Comment sommes-nous sûrs que quand nous prononçons un « oui », c’est un engagement de tout l’être qui est en jeu. Cela peut en effrayer plus d’un. Un « oui » n’est-il pas souvent, sans le savoir, un « non » masqué ?
Pierrette Epsztein
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