Tous les diamants du ciel, Claro
Tous les diamants du ciel, 22 août 2012, 256 p. 20 €
Ecrivain(s): Claro Edition: Actes Sud
D’abord le style. La langue de Claro emporte tout sur son passage. C’est une déferlante d’images, de formules. Il y a quelque chose d’éminemment musical, mais aussi une scansion, une incantation, comme si Claro plaidait une cause. Quelle cause ? Celle de la littérature qui invente et réinvente le langage, qui sculpte les mots, joue avec, et qui nous étourdit.
Comme Claro le dit lui-même (voir interview), il ne veut pas seulement proposer une lecture, il veut aussi faire vivre une expérience au lecteur. Il le transporte dans un monde, son monde. L’un de ses sujets est le LSD et il donne l’impression d’avoir écrit un livre « sous » LSD. Il y a quelque chose de très expérimental dans le livre, mais l’expérimentation ne prend pas le pas sur la compréhension, le sens du récit, le rythme. Rien n’est gratuit. Les belles phrases ne sont pas seulement là pour être belles mais sont toujours au service de l’histoire. Et quelle histoire !
Tous les diamants du ciel commence là où le précédent ouvrage de l’auteur, CosmoZ, s’achevait. Le début des années 50. Claro retrace l’histoire d’un monde, en l’occurrence celui des Trente Glorieuses : il sera question de la Guerre d’Algérie, de la bombe atomique, de la CIA, de la guerre froide, du péril rouge, de la libération sexuelle, de la conquête de la lune…
C’est aussi l’histoire d’un « couple », d’un couple improbable, d’un couple platonique, formé par Antoine et Lucy. Le Français et l’Américaine, le coincé amateur de poupées gonflables et la tenancière délurée de sex-shop.
Ils se rencontrent lors de la très érotique année 1969.
Mais avant cela, il s’en est passé bien des choses. Le livre débute en effet en 1951, dans le village de Pont Saint-Esprit dans le Gard. Claro s’inspire d’un fait divers réel, celui du « pain maudit », survenu en août 1951, devenu depuis légende urbaine car l’origine du mal n’a pas été officiellement déterminée.
Du pain a empoisonné tous les habitants du village. On dénombra sept morts et près de 250 personnes ont été atteintes de symptômes plus ou moins graves, plus ou moins durables (source Wikipédia).
Plusieurs théories circulent encore sur son origine. Mais pas la peine d’en dire plus, Claro s’en charge…
« Et voilà que soudain ils voient autre chose que la peau du lait, que la buée du carreau, la sueur des fronts, voilà qu’ils voient ce qu’ils entendent, au point de pouvoir décrire, en formes et couleurs, les silhouettes des sons qui de toutes parts se pressent, festives, trépidantes, quasi boréales. Leur cœur se change en une toupie dont ils encouragent les rotations. L’un ouvre la bouche, pour parler ou hoqueter, et il en sort des rivières de cheveux, couleur taupe ; l’autre s’enflamme et nage à même le carrelage, poursuivi par des fourchettes de sang ».
Antoine a été premier à ressentir les effets du « pain maudit ». Jeune boulanger sans histoires, il « se sait différent, n’ayant jamais torturé de chats, ni incendié de fourmilières. Il trouve l’alcool insipide et les filles éphémères ». L’absorption de ce pain change quelque chose de fondamental en lui. C’est le début d’une vie nouvelle.
« Comme les autres habitants qui ont consommé la même fournée, il a eu la sensation que son pouls s’arrêtait, comme eux il a redouté le son de sa propre voix, mais tous ces dérèglements, qui rendent les décisions hasardeuses et truquent les distances, s’accompagnent chez lui d’une euphorie qu’il veut irrévocable, et il se fait l’artisan et le compagnon de cette béatitude, sans s’inquiéter des ravages qu’elle occasionne chez les autres intoxiqués. Il reprend de ce pain dont il a empli sa besace ».
Il ne se déplace plus sans ces pains miraculeux.
« A Chaque fois, au bout de quinze à vingt minutes, la décharge se produit, toujours unique, bouleversante, intransmissible. Il s’y abandonne, et d’être enfin le dynamiteur de soi l’emplit d’un bonheur qui n’a rien à voir avec la joie du contentement ou la déflagration du plaisir. Il s’agit de tout autre chose. D’une vie nouvelle ».
De l’autre côté de l’Atlantique, à New York, Lucy, 19 ans, fait des passes pour se payer ses doses de drogue. Bientôt, elle est enrôlée par la CIA, et par un certain Wen Kroy qui a la faculté de la retrouver quel que soit l’endroit dans lequel elle se terre. A chaque fois, il sait tout sur elle, tout ce qu’elle a pu faire tout le temps qu’ils ne se sont pas vus.
Lucy s’installe à San Francisco, elle devient Lucy Diamond, « la fée du protest, des fleurs fanées dans ses cheveux ». Elle rejoindra l’Europe et Paris, où elle tient un sex-shop et où elle rencontre Antoine.
Ils n’ont rien en commun, ils sont si différents, et pourtant une amitié va naître entre eux.
« C’était une amitié facile, aux traits parfois tirés, certes, à la démarche un peu bancale, comme si aller de paire n’allait pas toujours de soi, y tendant seulement, à force d’ajustements, et jamais ils ne se touchaient, jamais ils ne déduisaient d’un contact autre chose que la valeur retenue du hasard, mais le plaisir qu’ils prenaient et reprenaient à se parler, à laisser leurs voix faire ce que leurs corps s’abstenaient d’essayer, ce plaisir était aussi réel que la blessure du café sur le bout de la langue ou l’anse de la tasse que leur index explorait, rêveusement ».
Les diamants du ciel est l’histoire d’un fait divers, c’est aussi l’histoire d’un couple improbable, le reflet d’un monde en pleine mutation, sur fond d’espionnage, de libération sexuelle, de drogues, etc., mais c’est aussi, et surtout, un trip littéraire. Un trip à tous les sens du terme. Trip des personnages, trip des lecteurs. Les cinq sens sont sollicités. On a vraiment l’impression en le lisant d’être plongé dans une œuvre à nulle autre pareille, d’être parcouru de sensations comme on en avait que rarement connues. On en reprendrait bien une dose.
Yann Suty
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