Tourner la page, Marc Jérusalem (par Murielle Compère-Demarcy)
Tourner la page, Marc Jérusalem, éditions Douro, 2020, 163 pages, 18 €
D’entrée nous apprenons que c’est le besoin de se retourner sur son passé à un moment décisif de sa vie – en l’occurrence un départ en retraite envisagé « sur un mode plutôt serein » – qui a motivé l’auteur Marc Jérusalem à entreprendre l’écriture de ce livre dans lequel il dresse le bilan d’une vie active passée en majeure partie au sein d’une grande entreprise dédiée au transport aérien. « La vie, après tout, continue sous une autre forme, un autre rythme, avec de nouvelles perspectives », écrit-il dans le Prologue, à l’aube d’une « deuxième existence, (d’) un nouveau parcours ».
Nous apprenons que Marc Jérusalem vient de quitter le tarmac de sa vie professionnelle pour s’envoler vers d’autres horizons. Le laps de temps durant lequel il rédige ce livre correspond à celui où il vient de quitter un quotidien exaltant au sein des aéroports parisiens, une existence au rythme des voyages et au croisement de « passagers en provenance de tous les coins du monde ». Cet univers du transport aérien, toujours sur le départ en quelque sorte, traversé par « une effervescence de tous les instants », correspond avec son rythme et sa diversité au tempérament de l’auteur qui croise là aussi l’actualité du monde avec ses réfugiés, les secousses ou bouleversements climatiques ou géopolitiques à travers le réseau international.
« Je tourne la page à présent, après trente-sept années dans l’univers des aéroports », confie-t-il, étonné lui-même de ce que l’espace-temps se soit ainsi et si vite, tout compte fait, refermé sur une piste d’atterrissage dont il n’a pas vu arriver l’avion du départ définitif. Ce sont des souvenirs chargés d’émotions, de rencontres, d’aléas, que l’auteur nous propose comme un scripteur transcrirait dans son journal de bord les escales lignées de sa trajectoire passée, survolant des paysages et des visages à la multitude empreinte d’humanité, se retournant sur des moments professionnels riches en expériences diverses. Marc Jérusalem nous offre ici une mosaïque d’événements et de rencontres croisés sur le trajet de son existence immergée dans l’univers des aéroports depuis 1978, avec le désir d’en raconter les séquences, « les périodes plus ou moins difficiles au gré de l’évolution et des transformations de l’entreprise ».
« Je revoyais dans un film en accéléré le défilement de toutes ces années de jeunesse, de l’adolescence, de ma vie d’adulte. Le temps était venu de se pencher sur mon passé, j’avais simplement envie de me raconter, de me livrer, de tenter de mieux comprendre le déroulement de toutes ces années, de ces tranches de vie, qui ont laissé une empreinte plus ou moins durable, selon la nature des événements vécus, traversés. Quels étaient les êtres croisés sur mon chemin, qui m’avaient marqué, attendri, ému, surpris, conquis ? Toutes ces questions m’interpellaient ».
Ce tournant dans la vie de Marc Jérusalem est pour lui l’occasion de se pencher sur ce qu’il reste après des décennies de ses relations avec des proches, des amis, des connaissances, tout en ressentant le besoin et le désir d’éclairer les traces du passé, « avide d’en apprendre davantage ». Besoin d’écrire cette période spéciale particulièrement sensible chez Marc Jérusalem, peut-être parce qu’à ce moment-là l’éloignement d’une vie professionnelle passée correspond dans la vie privée de l’auteur au retrait d’une mère au crépuscule de son existence. Au sujet de sa mère, Marc Jérusalem s’interroge : « Que reste-t-il après tant d’années où nous nous sommes côtoyés ? La tendresse, la complicité », et s’inquiète de ce que cette mère aimante, voire « envahissante », s’éloigne à cause du repli dans une solitude subie en maison de retraite. Le lecteur peut s’identifier au malaise de ce fils en souffrance face à la douleur d’une mère isolée qui se replie de plus en plus sur elle-même, dans ses pensées et le mutisme, pour parcourir le dernier bout de son chemin de vie.
Puis, remontent les souvenirs liés à sept années vécues de l’autre côté de la Méditerranée, durant l’enfance sur la terre algérienne (« J’ai toujours eu envie de me replonger dans ces années du passé, de l’enfance, de comprendre ce que nous avons vécu (…) en Algérie ».
Alors que le fils veille sa mère, le passé remonte à la surface et replonge l’auteur dans les méandres d’une existence en suspension. La présence d’une mère qui s’éteint rallume des souvenirs, embrase l’âtre d’une mémoire prête à rassembler son bois vif, son bois mort pour faire un feu de mots du passé. La mémoire devient brasier, craque incandescente et plie sous le poids de toute une vie ; entretient l’étincelle sur le chemin de l’autobiographe en même temps que dans les yeux de sa mère qu’il veille avec l’amour d’un fils. Le lecteur comprend que les mots de ce livre formeront la passerelle entre une mère qui se résigne à une fin de vie dans la mélancolie de la solitude et qui perd peu à peu l’envie d’user de la parole, et son fils qui l’accompagne par sa présence, ses visites régulières « dans cette maison de retraite de la banlieue bordelaise ».
À la recherche d’un passé révolu auprès de sa mère dont il observe le déclin irrémédiable, Marc Jérusalem sent les odeurs de l’enfance et de l’adolescence lui revenir en tête, « saisi par des odeurs de terre auxquelles se mélangent des parfums d’épices, de végétation, et de l’air », comme ceux respirés dans le Maghreb, en Tunisie ou au Maroc particulièrement. Avec une mention spéciale pour l’Algérie : « Cette terre d’Afrique du Nord exhale un parfum particulier, que j’ai humé, respiré tout au long de ma prime jeunesse ». Le parcours d’une mémoire devient ainsi un parcours olfactif et à l’instar du petit Marcel dans À la Recherche du Temps perdu, l’auteur-narrateur (qui forment ici une même voix puisque nous lisons une autobiographie) suit les méandres d’une mémoire olfactive réveillant tout au long de la vie et révélant en tout lieu, au déclic d’une rencontre, son pouvoir émotionnel : « L’odeur d’un lieu, d’une personne, revêt une importance particulière, lorsque ces effluves peuvent se rattacher à des situations vécues, des événements marquants, ou des êtres aimés ».
Mécanisme extraordinaire que Proust a éminemment décrit avec l’épisode de la fameuse madeleine, la mémoire olfactive particulièrement riche en émotions laisse ainsi surgir dans Tourner la page moults parfums dont la sensation s’intègre dans les structures limbiques du cerveau qui vont enclencher, enregistrer, imprimer la séquence dans le processus de mémorisation, associé à la perception automatique des émotions. Rappelons-nous les mots de Marcel Proust dans Du côté de chez Swann : « Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que, le dimanche matin, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul »…
Marc Jérusalem retrouve ces émotions en se replongeant dans la période de sa vie en Algérie qu’il a quittée à l’âge de 7 ans ; en évoquant son retour en France où il tente de se forger une identité propre ; les souvenirs liés à ses 15 ans fêtés à Pessac, près de Bordeaux ; l’intermède britannique à l’âge de 17 ans alors qu’il cherche à s’évader durant les vacances estivales ; la poursuite de ses études en faculté de droit en Gironde ; l’échappée vers Paris où il décide de « prendre sa vie en mains » ; le bouleversement que constitue l’arrivée du sida dans le milieu des années quatre-vingt avec « le combat contre cet ostracisme et ce rejet » : « La presse, les médias parlaient de cancer gay, tandis que nous étions tous sous le choc, sonnés, assommés. Il fallait non seulement affronter cette épidémie redoutable, mais aussi lutter contre cet ostracisme et ce rejet ».
La perte de nombreux êtres chers que Marc Jérusalem aimait avec tendresse, des amis-amants qu’il héberge, qu’il rencontre à l’occasion de ses déplacements, dévorés par la propagation foudroyante du virus du sida (Robert, un collègue contaminé par le virus, Thor, « ce grand blond norvégien rencontré au Mégatown dans le quartier de Barbès », et qui séduit l’autobiographe « par son allant, son regard sur la vie », sa vaillance baroudeuse) ; Pierre, un amant lui aussi frappé inexorablement par le virus et qui semble lui envoyer un signal outre-tombe via l’âme de Thor :
« Je retrouvais des émotions que j’avais vécues avec Pierre, comme si l’âme de ce dernier m’envoyait un signal, un message. Et pourquoi pas ? Les êtres disparus, qui me sont chers, m’accompagnent, je les porte et communique avec eux. Ils s’éclipsent, mais ne disparaissent jamais totalement ».
Resté tardivement relié au cordon ombilical aussi fil à la patte, l’auteur autobiographe nous confie que l’évolution de sa vie sentimentale est par conséquent demeurée longtemps latente en raison de son attachement filial envers une mère envahissante, d’une éducation pesante et de blocages intrinsèques, « de toutes sortes d’appréhensions que je ne parvenais pas à bien analyser ».
Une fois de plus et sur un autre versant de la vie, la figure maternelle s’affirme prépondérante, qu’autant qu’elle s’efface à l’automne d’une existence. On apprend que le fils dévoué à sa mère a tardé à assumer une homosexualité latente ; a retardé le moment de franchir le cap pour mener une existence autonome et en harmonie avec ses penchants individuels. Son immersion dans le monde professionnel du transport aérien va peu à peu le libérer de ses inhibitions et blocages intrinsèques et, peut-être, qu’en même temps se joue un affranchissement par rapport à l’invasion parfois castratrice que peut générer l’emprise d’un amour maternel.
« J’avais encore une certaine appréhension pour m’engager dans une relation masculine, tout en sachant que j’y aspirais de toutes les fibres de mon corps. Que de temps perdu (…) !
/ Je découvrais l’univers parisien des bars et autres lieux nocturnes gays et ne me lassais pas de mes explorations. C’était comme une soif qu’il me fallait étancher, j’étais saisi d’une frénésie de rencontres, de contacts. Je me laissais porter par l’effervescence du monde de la nuit ».
La découverte de ce monde de la nuit rejoint chez l’auteur une réconciliation avec lui-même, ou l’acception de lui-même :
« J’étais parvenu à m’accepter tel que j’étais, en prenant à bras-le- corps cette orientation sexuelle que j’avais si longtemps occultée, en vivant pleinement mes nouvelles aventures masculines ».
Ainsi le temps perdu constaté rétrospectivement rejoint au cœur de cette autobiographie le temps retrouvé de la vie amoureuse une fois libérée au mitan de l’existence, d’une vie occupée d’aéroport en aéroport par une vie professionnelle exaltante et riche de rencontres comme de voyages, puis, le temps se suspend dans une dilatation de l’espace et de la temporalité à la perspective d’une vie active terminée et face à une mère qui s’éteint et que le fils accompagne jusqu’au bout du chemin.
Marc Jérusalem puise pour le lecteur et pour lui-même une sorte de savoir-vivre de ce retour autobiographique sur son « parcours de vie » passée, Tourner la page constituant une sorte de « Connais-toi toi-même » narratif et initiatique. L’auteur nous apprend qu’il veille à ne pas trébucher au quotidien, à ne pas se laisser aller vers des tentations néfastes, à toujours « explorer de nouvelles pistes », l’esprit ouvert, avide et curieux du monde qui l’entoure ; qu’il veillera à « conserver la faculté de (s’)enthousiasmer, de (s’)étonner, d’aimer », et surtout à pratiquer l’exercice du lâcher prise. Qui affirmait qu’être libre, c’est savoir lâcher prise ?…
Murielle Compère-Demarcy
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