Tourne et tourne le vent, Anne Rothschild (par Marc Wetzel)
Tourne et tourne le vent, Anne Rothschild, Le Taillis Pré, mai 2024, 78 pages, 15 €
Dans un précédent livre, Anne Rothschild (née en 1943, belgo-suisse aujourd’hui gardoise, qui allie l’écriture à son travail de graveuse et peintre) voyageait dans une Chine que, soixante-dix ans plus tôt, ses parents étaient partis habiter pour raisons professionnelles, en la confiant à ses grands-parents en Europe – précaution qu’elle prit à tort pour un abandon. L’auteure venait ainsi découvrir ce lointain pays qui l’avait en quelque sorte évincée, souhaitant comprendre sur place, en s’attachant à lui, la fascination d’alors (délétère pour elle) de ses parents. C’était (Au pays des Osmanthus) un journal d’empathique confrontation, et de nuances salutaires, aigu et tendre – avec la lucidité impérieuse et douce à la fois qui émeut chez cette écrivain.
Aujourd’hui, ici, autres abandons : le vent de la vie a encore « tourné », et cette errance du sort, une nouvelle fois, tourne mal. Anne Rothschild est laissée seule, trois fois, semble-t-il : d’abord par un compagnon qui soudain reprend sa vie avec lui, repart avec tout ce qu’il avait donné en choisissant activement l’absence ! :
« Tu as fui sans une parole
mangé par l’armure blanche du silence » (p.16)
« … tes mensonges ont saccagé notre verger
brûlé nos livres d’images » (p.17)
Ensuite par un pays de cœur (Israël) dont elle ne comprend plus, semble-t-il, l’actuelle conduite unilatérale et close :
« La terre
que nous n’avons pas su partager
se craquèle
où donc ont fui tes sages Jérusalem
nos peurs bâillonnent la justice
quand les oliviers hurlent sous la morsure des lames
et que les cœurs se pétrifient
nous avons préféré le verrou d’un rempart
garant de notre sécurité
aux rafales des vents mouvants » (p.23)
Enfin par sa propre santé, défaillante (infarctus) et hantée par le peu d’avenir qu’elle se ménage, et le peu d’illusions que son caractère de toujours s’autorise :
« Un simple dard ravive la blessure
une mère en route pour la Chine
la peur qu’on berce avec des histoires
réveille les ogres et leurs caresses mortelles
quelque part des gouttes de mercure roulent
sur un drap lessivé
trop lourdes pour une artère rétrécie » (p.29)
Voilà qui fait (et surtout défait !) beaucoup.
Le vent d’une vie peut-il bien ou mal tourner ? Le vent physique « tourne et tourne » parce que, même parfois continûment droit, il ne se tourne vers personne, il ne s’adresse à rien. Ce qui l’alimente (le jeu des pressions de l’air) se déplace et varie, voilà tout, et sa direction même ne dépend pas de lui. Il fait tourner (les ailes du moulin, les pales de l’éolienne) en pur maître des girouettes, qu’il ne reconnaît pas mieux qu’elles ne le connaissent. S’il féconde quelque plante, c’est aveuglément, en transportant ce qu’il ignore. S’il façonne quoi que ce soit, c’est négativement, par érosion du reste. C’est, en effet, « du vent », libre seulement de se dissiper, n’ayant d’être qu’en changeant d’être, simple tournis sans corps, ressource qu’on reçoit sans savoir l’obtenir. Toute vie est donc du vent dans ce qu’elle échoue à obtenir d’elle-même. S’il y a ce qu’on obtient sans l’obtenir de soi (la chance, l’aisance familiale, une bonne constitution…), il y a ce courant de vie, ce souffle d’existence qu’on n’obtient pas de soi, que tous nos efforts (de discernement et vaillance) échouent à se procurer, ne savent pas dresser ou redresser. Les nœuds indénouables de soi, les tares incorrigibles, les lacunes incomblables – que le compagnon aidait à compenser, le peuple d’appartenance à assumer, la santé à contenir. Mais lorsque le compagnon, le peuple et la santé s’esquivent, s’égarent ou s’effondrent – qu’on a le vent du destin en proue ! – que peut-on encore (sérieusement, légitimement, sincèrement) en chanter ?
Dans ce petit recueil rude et noble, trois thèmes au moins sont – à cette occasion malheureuse – médités. D’abord, l’échec d’une vie vaut ce que vaut cette vie elle-même : comme la bourde d’un incompétent (ou la plaidoirie d’un délirant) est attendue et ne signifie rien, le mal qui arrive à ce qui n’a jamais su être bon s’annule de lui-même. Si toute vie est microcosme d’univers, et, dès lors, est comme responsable de quelque chose de lui en lui, alors ce qui blesse cette vie est tragique et révoltant comme un cosmocide (c’est le monde même qui est atteint dans la déchéance de son modèle réduit, de son fidèle résumé partie pour partie) ; mais si la réalité est très minoritairement humaine – de même que l’humanité est très marginalement morale ! – alors aucune défaillance ou perdition humaine n’est globalement significative, représentative du sens autonome et total des choses (simple saute de vent dans l’entre-permission générale, et inhumaine, des êtres qu’est leur ordre). Anne Rothschild, en deux passages opposés et proches, hésite et s’en tourmente. Car, d’un côté :
« Tout être vivant porte en lui
une part d’étoile et de mer
de semence et de fourrure
celui qui l’anéantit
ravage le cosmos tout entier » (p.22)
Mais de l’autre, à la page même qui précédait (disant à peu près : si tout est vraiment du vent, qu’importe la fin même d’un vent ?) :
« Les siècles s’entassent et s’assemblent
pavés de tessons d’ossements et de cris muets
l’écho
chaos d’ondes et d’étincelles
roule et tourne
comme une roue infernale
rien de nouveau sous le ciel » (p.21)
Ensuite, c’est la légitimité même de toute plainte d’existence qui est interrogée, et (peut-être) dénoncée : si le Ciel n’a rien donné – et l’auteure n’invoque aucune providence, ni filiation divine des sorts – alors, que pourrait-il donc nous reprendre ? Et, a fortiori, que saurait-il nous restituer ? Comment d’ailleurs espérer retour de ce qu’on n’est pas sûr de mériter avoir possédé un jour ? Et accepte-t-on mieux (ou moins bien encore !) la mort d’autrui (ou sa trahison définitive) quand on ne croit qu’à la vie terrestre ? Si le désastre est sans sens, parce que le cours du monde est sans maître (un Déluge n’est après tout pas fait pour être navigable, ni offrir appuis et niches à ce qui trotte ou vole), comment s’indigner des catastrophes et maudire les fluctuations de la Rose des Vents ?
« Sur les eaux bleues du désastre
entre le corbeau et la colombe
plus aucune barque ne dérive
très haut
une nuée d’oiseaux qui n’a plus de terre
tourne et tourne le vent fou » (p.11)
Mais sa plainte dépasse celle qui en devine pourtant la vanité (la douleur n’a pas besoin de sens pour avancer, et la supplication se fiche bien d’être lucide) :
« Rendez-moi ce jardin
rendez-moi ce pays
où l’air était une ivresse
rendez-moi cet olivier avec sa robe de miel
rendez-moi cette vasque d’eau fraîche
où s’ébattait un couple de colombes » (p.40)
Enfin – et la réponse est délicate, car il faudrait pouvoir entendre, avant la mort, la complète question que se pose une vie, et c’est bien sûr ce qui ne lui est jamais donné ! – la poète, ultimement, surmonte-t-elle les trahisons (en tout cas les manquements et défaillances) du compagnon enfui, du peuple déboussolé, et de la santé déloyale ? Il ne s’agit pas de pardonner, de lever gracieusement la culpabilité d’autrui, ni même de lutter méritoirement contre son propre ressentiment. On devine chez cette femme un très haut et opaque scrupule, quelque chose comme « Qui suis-je, pour prétendre jouer à l’ange d’autrui ? » – et l’unique espérance à laquelle elle consent est un retour de la vie à elle-même. La vie qui ni ne pardonne ni ne maudit, mais qui relance l’effort, qui élargit la scène des présences, qui reforme horizons depuis ses divagations mêmes. Car le fameux « Buisson ardent » est le simple prodige de la Vie, qui s’alimente d’user d’elle-même, sait se servir de la mort pour naître plus loin et autrement, qui trouve à être dans ce qui l’égare ou la nie – comme des mammifères ont su redevenir marins il y a cinquante millions d’années pour se faire cétacés : qui verrait dans leur ré-inféodation à l’eau de mer un simple naufrage ? Et y a-t-il plus neuve et suffisante parade au Déluge ? Et choix d’égarement plus génial que cette prosaïque transfiguration ?
« Te souviendras-tu
des citronniers lointains
de l’odeur d’herbe grillée
du vent gonflé de piaillements
quand nous délaisserons le clocher
tapi au creux des garrigues
et que nous choisirons le chemin
où s’égarer ? » (p.45)
Il n’y aurait alors ni inexpiable tragédie ni tort définitif – mais la Vie, simplement –, cette « craie impalpable de la lune » qui « avance sur le ventre des femmes » (p.49) – changeant de couple, de peuple et… voguant d’une irremplaçabilité à une autre, et la Parole, s’il « suffit peut-être d’inverser l’ordre des lettres pour réparer l’usure du monde… » (p.52), permettant, pour nous qui notons leurs métamorphoses, que « toutes choses retournent à leur place dans une juste attente » (p.54) :
« Tourne et tourne
et va le vent
toute fin porte en elle sa semence
comme la colombe son rameau vert » (p.55)
Marc Wetzel
Anne Rothschild, née en 1943 à New-York, poétesse, peintre et sculptrice belgo-suisse. Vit actuellement dans le Gard. On retiendra par exemple : Au pays des Osmanthus (Le Taillis Pré, 2020), Conversation avec mes arbres (Le Passeur, 2024). Son site propose une présentation complète de son œuvre plastique. Son travail est de constante ouverture, et invite, depuis longtemps, à construire un espace de paix entre juifs, chrétiens et musulmans.
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