Tourbillon, Shelby Foote (par Léon-Marc Levy)
Tourbillon (Follow Me Down, 1950), Gallimard, Coll. La Noire, trad. américain, Maurice-Edgar Coindreau, Hervé Belkiri-Deluen, révisée par Marie-Caroline Aubert pour la réédition mars 2021, 400 pages, 21 €
Ecrivain(s): Shelby Foote Edition: GallimardAvant de tenir le moindre propos sur ce roman, il faut relever l’étrange pénombre dans laquelle il est encore tenu de nos jours, alors que sa traduction en français – magnifique comme toutes les traductions de Maurice-Edgar Coindreau (ici assisté de Hervé Belkiri-Deluen) – date de 1978. Et bravo à Gallimard La Noire qui a aujourd’hui l’intelligence de conserver la traduction de Coindreau avec seulement une révision de Marie-Caroline Aubert. Tourbillon (Follow Me Down) est un absolu chef-d’œuvre de la littérature américaine, à placer au rang des plus grands Faulkner. Dans une écriture éblouissante de vie, de richesse idiomatique, Shelby Foote se hisse dans ce que l’acte littéraire porte de plus magique : transposer le réel des hommes, composer l’incantation quasi biblique des pauvres blancs du Sud profond, le chant de cette terre mythique du Mississippi, la langue inimitable des paysans miséreux et oubliés de ce bout de monde.
L’histoire en elle-même est des plus simples, comme ses acteurs. Un homme d’une cinquantaine d’années, Eustis, paysan pauvre du Mississippi, perd la tête pour une jeunesse de 18 ans et quitte pour elle femme et enfants. Il emmène sa belle sur une île située sur un lac proche et compte y filer le parfait amour. Mais très vite sa conscience – c’est un lecteur frénétique de la Bible et un puritain convaincu – le rattrape. Il veut rentrer chez les siens. Elle ne veut pas. Il l’étrangle et jette le corps, lesté de blocs de béton, dans le lac. Il sera vite arrêté (le corps est remonté en surface) et jugé.
Le paragraphe qui précède pourrait être un parfait « spoiler » du roman. Mais non, qu’on se rassure. Le lecteur saura tout cela dès les premières pages du livre qui commence au moment du procès d’Eustis. Shelby Foote nous dit tout et cette histoire, il va la dérouler à travers des situations narratives différentes. Le greffier du tribunal, le journaliste chargé de suivre l’affaire pour la feuille de chou locale, le témoin principal des faits, le jeune Dummy sourd-muet, Eustis le meurtrier, Beulah, la victime, L’épouse d’Eustis, son avocat, le greffier de la prison. Ce déroulé (Est-ce là le « tourbillon » dont parle le curieux titre français ?) narratif épouse presque parfaitement le déroulé de l’affaire dans sa chronologie.
L’absence parfaite de « who dunnit » ?, de mystère quant à l’affaire même, déporte tout le mystère – insondable – de ce roman sur les personnages qui vont le peupler. Foote expose une série de portraits de ces gens du Sud profond, de leur mentalité fruste, de leurs croyances religieuses plus proches des superstitions primitives que de la foi authentique. C’est tout un petit peuple de gens, plus ou moins idiots, plus ou moins fous, plus ou moins malins, qui va nous emporter dans un portrait des mentalités époustouflant.
Ainsi le reporter qui interroge une voisine de l’île où a eu lieu le meurtre :
« […] “Et qu’avez-vous pensé alors, Miz Pitts ?”.
Je cherchais l’intérêt humain, quelque chose de perçu sous un certain angle. C’est ce que les lecteurs aiment savoir. Qu’est-ce qu’une personne peut bien penser lorsqu’elle se trouve en présence d’une morte qui flotte dans un lac ?
“Ce que j’ai pensé ?” dit-elle. Elle me regarda fixement pendant un instant. Elle avait les yeux jaunes, comme ceux d’une chèvre, aussi durs que des agates : “J’ai rien pensé du tout, sauf que c’était quelqu’un de noyé” ».
C’est le Sud, dans la légende même que la littérature a fondée, le Sud hébété, dévoré par la pauvreté, la chaleur et les passions tristes. Le Sud encore stupéfait par la marque ineffable et ineffaçable de son Histoire, celle même dont Shelby Foote se fera le porteur dans une œuvre monumentale sur la Guerre Civile. Le Sud de Faulkner, de Caldwell, le Sud âpre qui suinte la stupeur des êtres. Le Mal y est inscrit comme une dimension biblique. Eustis est devenu – à travers son périple sanglant – un personnage de la Bible, habité par le Diable dira-t-il lui-même. Il incarne les personnages de l’Ancien Testament en ceci qu’ils sont toujours trajectoires, jamais images fixes. Nous suivons Eustis dans la courbe hallucinante qui le mène de la vie misérable et pieuse sur sa terre à cette invraisemblable histoire qui s’achèvera dans le meurtre. Quel chemin un homme peut-il emprunter qui le mène à sortir du monde ? Comme Cain, Eustis se sort lui-même du monde des hommes par l’acte qu’il accomplit. Immédiatement après son geste fatal, Eustis reviendra chez lui en une scène où il rejoint sa femme et ses filles travaillant dans les champs. Il boucle ainsi l’arc, revient à la terre originelle. Sans lendemain possible.
« Je me suis approché d’elles par derrière. Elles m’ont même pas entendu venir, leurs houes faisaient tcheuc tcheuc tcheuc dans la terre sablonneuse. […] J’ai pensé me joindre à elles et suivre la cadence. Mais je me suis arrêté et je suis resté debout. Le manche de ma houe était doux au toucher. J’ai tenté de sourire, mais ma bouche s’y est refusée.
Tcheuc tcheuc.
“salut”, que j’ai dit ».
L’exploration des mystères des chemins humains tourne chez Shelby Foote à une quête spirituelle et sacrée. Le meurtre qu’il raconte évoque, en fin de compte, quelque chose d’un meurtre rituel qui pourrait, dans sa folie, ramener Eustis à Dieu, lui qui s’en est éloigné et s’est égaré dans les sentes de la chair. On retrouve là l’obsession américaine de la Rédemption.
Roman sublime, Tourbillon vient se placer dans les plus grands moments littéraires sudistes.
Léon-Marc Levy
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