Tordre la douleur, André Bucher (par Anne Morin)
Tordre la douleur, janvier 2021, 152 pages, 15 €
Ecrivain(s): André Bucher Edition: Le Mot et le Reste
C’est une voix bourrue, rude, brute, en accord avec le paysage de montagne et les rapides changements de temps, qui se fait entendre, qui s’élève et s’adoucit pour conter de petits faits, de petites existences brisées par le quotidien, par le cours des choses, ce qu’on n’attend pas, ce qu’on ne supporte plus… un trop-plein d’injustice, de minuscules gouttes qui font déborder le vase ou d’un raz-de-marée brisant une existence… la vie à vif, qui décape.
C’est une série de faits divers advenus à des personnages qui ne se connaissaient pas, et qui se rencontrent, un destin commun, comme on dit un pot commun, de brindilles ballottées.
La voix des hommes se mêle, sans la reconnaître, sans se reconnaître, à celle de la nature, la re-lisant, l’accompagnant parfois sans la déchiffrer : « La neige, cette douceur sourde surgie de la nuit assiégée, attisée par le vent, se durcissait à vue d’œil et en propulsant ses cristaux à l’horizontale, elle leur fouettait le visage » (p.122).
Ce sont quelques vies qui se croisent, qui n’auraient pas dû être là au moment où… à la survenue de faits plus ou moins petits, qui s’entrechoquent : une mort accidentelle, une mort « bête » comme on le dit de toutes, une rencontre fortuite : des vies mises en morceaux par la disparition d’un être cher : le fils de Bernie, la mère de Sylvain, une femme battue qui fuit, et par toutes ces déchirures se laisse entrevoir aussi la trame d’une autre vie, un espoir, un après.
Et tout au long, un chien qui suit les événements, dont on ne sait pas bien à qui il appartient, comme un témoin, un fil conducteur : « Et ce chien auquel tout d’abord nul ne prête attention ni ne sait d’ailleurs à qui il appartient. Ce chien qui se couche devant la civière et se met à gémir » (p.36), « (…) il avait à nouveau rencontré ce chien qui dans un étrange mimétisme, se livrait au même manège sur le théâtre de l’accident » (p.74). C’est aussi au chien qu’on demande : « Doit-on tendre ou tordre la douleur ? » (p.102).
Faisant écho, la voix du narrateur s’adoucit à la misère et au malheur, c’est lui qui donne à la nature son viatique d’apaisement, ainsi des arbres : « Confronté à cette complainte si proche du murmure, Bernie estimait que seules des oreilles délicates, en prise directe avec le cœur, étaient capables et dignes de l’entendre » (p.84).
Quel est le sens de la douleur ? Quelle est la résistance de l’homme face à ce qui survient ? Comment continuer quand on se retourne… ? Peut-être, si et seulement si, et encore peut-être on est éveillé : « Elle huma l’air et son odeur singulière. Les fruits en coton de la neige se répandaient à nouveau sur la plaine comme un doux duvet sur une blessure » (p.152).
Anne Morin
André Bucher est né en 1946. Après avoir exercé mille métiers (bûcheron, docker, berger), il s’installe à Montfroc, dans la Drôme, en 1975, où il vit toujours. Il est l’une des voix les plus singulières de la littérature française contemporaine. Tordre la douleur est son dixième roman.
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